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10 janvier 2024 3 10 /01 /janvier /2024 14:54

Je suis un village français. Un petit village.

Non, pardon…

J’étais un village français.

Je n’existe plus.

Je suis mort.

On m’a vidé de ma substance. On m’a volé ma vie.

Je vois très bien ce que vous imaginez en lisant ces mots. La guerre. Hé bien non, vous vous trompez. Bien sûr, j’ai subi plusieurs guerres au fil des ans, au fil des siècles. Mais elles n’ont pas eu raison de moi. Certains de mes habitants ont péri au cours de ces conflits, comme partout ailleurs, en France.

Morts au champ d’honneur.

Morts pour la patrie.

Mais non, moi, aucun ennemi étranger n’est responsable de ma disparition. D’ailleurs, je ne devrais pas parler de disparition puisque je suis toujours là. Quelques dizaines de constructions et une petite église aux murs partiellement effondrés, aux toitures souvent arrachées, aux fenêtres béantes, aux volets disloqués, battants, et aux vitres brisées. Un fantôme de village ; une ruine. Voilà ce que je suis.

Je ne suis même pas ce que l’on nomme un « village martyr » victime de la barbarie humaine bien que certains me nomment Oradour-en-Provence ; je ne suis même pas une curiosité historique, puisque mon territoire est interdit. Quoique…

Puisqu’il ne s’agit pas de faits de guerre, vous allez sans doute penser désertification des campagnes, exode rural, pénurie d’eau, épidémies ; peste ou choléra. A moins que vous n’imaginiez un cataclysme naturel ; séisme, pluies torrentielles, etc… Il y a tant de possibilités.

Hé bien non, pas davantage. Je n’ai rien subi de tel, ou du moins, ce n’est pas la raison de mon état.

J’étais un havre de paix. La vie n’était pas toujours facile ici ; le climat peut être rude en altitude. Mais j’abritais une petite communauté tranquille et vaillante qui travaillait la terre, élevait des chèvres, des moutons, des poules… Il y avait des chiens, des chats… Toute une vie s’épanouissait là, dans le décor majestueux des pré-Alpes d’Azur où les touristes aiment venir chercher le calme et la sérénité, la fraîcheur aussi en été, loin de la trépidation urbaine du littoral et des stations balnéaires surpeuplées.

Aujourd’hui, beaucoup de véhicules passent par là, en toute saison, à toute heure, là, à quelques pas de moi, ralentissant parfois à ma vue, s’interrogeant peut-être sur la décrépitude évidente de mon bâti. Il y en même qui vont jusqu’à s’arrêter pour prendre des photos. Mais combien d’entre eux connaissent mon histoire ou cherchent à la connaître ?

Mon histoire commence au IXème siècle. Peut-être même avant, qui sait, mais les premiers écrits mentionnant mon nom remontent à cette lointaine époque. C’est dire si mon âge est respectable ! Un respect que l’État français ne m’aura pourtant guère accordé, et pas davantage à la vie que j’abritais. Car c’est lui, l’État français, c’est elle, la France, la responsable de ma triste situation.

Mon déclin a commencé dans les années soixante, en pleine période de guerre froide. La France se devait de posséder une armée puissante. Depuis 1955, la création d’un vaste camp militaire était à l’étude dans le sud-est de la France. En déplacement à Toulon, en 1963, le premier ministre s’était déclaré définitivement favorable à l’implantation d’un camp de trente-cinq-mille hectares, le plus vaste champ de tir d’Europe occidentale. Trente-cinq-mille hectares !!! Et le pire, c’est que j’en faisais partie !

Je ne suis pourtant que la partie émergée de l’iceberg ! Combien de fermes, de bastides, de bergeries, de terres exploitables ont ainsi été confisquées, livrées à l’absurdité des tirs en tout genre, obus, roquettes, j’en passe et des meilleurs ?

Il y eut bien entendu une enquête publique et les villageois s’empressèrent de porter leurs doléances en mairie pour signifier leur désaccord. Comment auraient-ils pu s’accommoder d’une décision les condamnant à la perte de toutes leurs possessions ? L’enquête dura… cinq jours. Cinq petits jours et la décision tomba (mais sans doute était-elle déjà prise), entérinant la création du camp militaire, pour la plus grande satisfaction de l’armée, des dirigeants du pays et du président du Conseil Général du Var qui poussa le cynisme jusqu’à prononcer cette phrase inoubliable : « mais que les habitants se rassurent ! Leurs filles pourront épouser des militaires ! ».

Abasourdis, ébahis, sonnés, les villageois ont pris la mesure de leur insignifiance face au pouvoir et compris qu’ils allaient être impitoyablement expulsés, chassés de leurs terres ancestrales, sans qu’aucune voix ne s’élève pour les défendre contre cette décision inique, indigne de la devise du pays « Liberté, égalité, fraternité ».

La mairie a fermé le 4 août 1970. Je n’avais plus d’existence légale. Dès lors, les natifs du village qui renouvelaient leurs papiers d’identité constataient avec stupéfaction que leur lieu de naissance avait été modifié.

Je n’avais pas de futur et je n’avais même plus de passé !

Je n’existe plus. On m’a rayé de la carte. Ils ont détruit mon cimetière, rassemblé les restes des défunts dans un ossuaire. Ils ont déplacé le monument aux morts.

Peu à peu, les habitants sont partis, mais en juin 1974, il en restait encore sur place. Leurs « maisons de rechange » n’étaient pas prêtes à les accueillir. Alors ils attendaient. C’est normal. On n’allait pas les mettre dehors, quand même !

Mais si. On leur annonça tout à coup qu’il leur restait quatre jours pour vider les lieux. Et interdiction d’emporter portes ou volets devenus propriété de l’armée !

Chassés comme des malpropres, expulsés par la police pour enfin laisser place nette à l’armée. Quant aux personnes âgées esseulées, on les a purement et simplement envoyées en maison de retraite.

Combien de vies brisées dans l’indifférence générale ? Pourtant, du côté du Larzac, la mobilisation avait porté ses fruits ; ils avaient renoncé à l’agrandissement du camp. Mais pour moi, qui s’est battu ? Qui a dénoncé ? On a un peu parlé de moi, quelques lignes dans les journaux locaux ; quelques lignes pour dix ans d’agonie. C’est peu.

Pourtant, étant situé en bordure du camp, il eut été facile de déplacer un peu la frontière de quelques centaines de mètres pour nous épargner, mes habitants et moi. Sans doute y aurait-il eu quelques terres perdues, mais l’essentiel aurait été préservé.

Je crois qu’ils avaient vu en moi un excellent terrain de jeu. D’ailleurs, dans les premiers temps, ils se sont amusés à mimer des combats de rues entre mes murs ; et puis ils ont renoncé car j’étais devenu potentiellement dangereux pour eux. Voilà, très vite, je ne servais déjà plus à rien.

J’étais mort pour rien.

Ah, pas tout à fait ; j’ai quand même servi de décor pour des tournages. Un film, remake du Schpounz, et un spot publicitaire pour l’armée où mes ruines faisaient merveille comme décor de guerre. Même pas besoin d’aller jusqu’au Kosovo pour filmer des combats de rues ! Belle économie.

Finalement, je suis devenu suffisamment inutile pour qu’en 2005 le colonel responsable du camp envisage de me faire raser. Après tous les outrages qu’on m’avait fait subir, je n’espérais plus grand-chose de bon. Il y avait eu les pillages des premiers temps, des camions entiers de tuiles, de briques envolées, disparues ! Comment cela était-il possible ? Ce ne sont pourtant pas les panneaux d’interdiction de pénétrer sur les lieux qui manquent ! L’armée ne surveille donc pas ? Même la cloche de l’église a disparu, et là, pour aller la chercher là-haut, il fallait vraiment des spécialistes. Des mauvaise langues parlent de complicité.

Je sais tout, j’ai tout vu, mais je ne dirai rien.

Enfin bref, lorsqu’il a été question de me faire disparaître physiquement, définitivement, les habitants se sont insurgés et ont fondé une association de défense qui me vaut d’être toujours là. Depuis, chaque lundi de Pentecôte, l’armée autorise mes anciens habitants à se réunir ici… Enfin, pas vraiment ici, dans la petite chapelle dédié à Saint-Romain, mon saint patron, à quelques pas du village. Ici, ce serait trop dangereux. Au moins, je demeure vivant dans quelques mémoires… Jusqu’à ce que le dernier disparaisse.

Quelques projets de mise en sécurité, voire de restauration sont parfois évoqués. Mais je n’y crois pas trop. Cela coûte cher ; l’armée n’a pas de moyens à consacrer au superflu. Et puis de toute façon, cela ne fera pas revenir ceux qui sont partis Le mal est fait.

Alors je reste là, béant à tous les vents, me délitant, pierre par pierre, sous les intempéries. Elle finiront bien par avoir raison de moi.

Je suis fini.

Mort par la patrie.

Brovès, village du Haut-Var, camp militaire de Canjuers, France

Frédérique

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commentaires

C
Je ne connaissais pas ce camp d'entrainement militaire mais autour de moi s'est produit un phénomène identique sans doute de moindre ampleur, ce terrain de petite guerre sur la commune D'Avon dans les Deux Sèvres existe toujours et sert au élèves sous officiers de l'ENSOA de Saint Maixent l'Ecole. Ces expropriations se sont produites au début des années 60, il y avait une école, une chapelle qui a fini sous les balles et quelques fermes, je m'y suis promené avant sa destruction quasi complète et j'ai eu du mal a retrouver l'emplacement. Les militaires ont tous les droits même de spolier les habitants, c'est plus facile de budgétiser 70 milliards d'Euro pour les militaires que 70 millions pour la recherche médicale.
Répondre
D
Oui, l'Etat a tous les droits, c'est une honte et peu d'entre nous le savent ! C'est fou ce qu'il y a de terrains appartenant l'armée. Il y a peu en vadrouille dans le Lot alors que nous visitions le village de Caylus nous avons eu la désagréable surprise de tomber sur des militaires qui patrouillaient, exercice avec armes +++ et tout le toutim. cela fait bizarre !!!

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