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2 décembre 2024 1 02 /12 /décembre /2024 21:08
De notre passé d'enseignantes et nous ne sommes pas seules, il nous est resté quelques particularismes langagiers principalement, mais pas que !
Nos références littéraires peuvent sembler basiques à certains mais précisons que si nous nous régalons des Trois Brigands de Tomi Ungerer ou du Sacré Père Noël de Briggs nous sommes capables d'avaler des ouvrages que beaucoup considèrent indigestes comme le Serpent Cosmique de Jérémy Narby (que je vous recommande chaudement).
Toujours est-il que nous sommes restées jeunes dans notre tête et que cette petite nouvelle est née d'un délire commun avec Frédo.
Ce que je vous présente aujourd'hui est en fait un rêve que nous aurions bien aimé concrétiser lorsque notre mère était en Maison de retraite.
En compagnie de notre fox Virgile nous y avons pratiqué des animations au pied levé, servi et partagé les goûters, donné de l'attention aux résidents.
Fifine notamment était une de nos chouchoutes mais n'a pas eu la chance du personnage de ma nouvelle l Pour toute réponse à sa fugue, sa famille et la direction l'ont basculée dans l'espace sécurisé des personnes atteintes d’Alzheimer !
En fait cette nouvelle poursuit un but, faire en sorte qu'un jour cela devienne une réalité. Ce n'est pas parce que l'on attrape un âge certain, et même un grand âge, que l'on n'a plus envie de vivre.
Notre grand-oncle Georges s'était inscrit au tir à l'arc à 95 ans, Jeannine notre mère appréciait les bains de mer ou en piscine à 96 ans sonnés !
Alors ?
Pourquoi pas !
Bonne lecture
Dominique

 

 

Y’a de la joie

Nouvelle de Dominique Longville
Il est des jours où tout s’annonce sous les meilleurs auspices, c’est le cas en ce lundi pour Bianca. Une semaine placée sous le signe de la joie.
Animatrice à l’EHPAD « les Arbousiers », elle peine généralement à mobiliser les résidents ; encore n’est-ce pas son seul problème car beaucoup cèdent devant sa joie de vivre, son bagout et surtout sa gentillesse. Elle connaît les travers de chacun et d’instinct perçoit la faille qui va lui permettre de faire sauter la carapace d’indifférence que certains se construisent pour oublier leur solitude.
Le vrai problème est le directeur de l’établissement. Un administratif pur et dur qui ne partage jamais ses idées et même si les membres du Conseil de Vie Sociale approuvent ses initiatives, Bianca peine à mettre en œuvre ses multiples projets.
Face à un homme qui parle chiffres uniquement, reste indifférent au bien-être des résidents et traite le personnel avec mépris, l’animation est le cadet de ses soucis.
Elle a pourtant réussi à imposer son point de vue quant à ce qui est devenu le fer de lance des Arbousiers en matière d’animation. Un projet qui ne coûte pas un sou à l’établissement mais lui vaut une notoriété certaine.
Si beaucoup de résidences pour personnes âgées accueillent des enfants d’âge scolaire pour des moments festifs voire de petits ateliers, aux Arbousiers rien de tel ! Les visiteurs, il serait plus juste d’ailleurs de parler de visiteuses, ont l’âge des résidents mais un peps du tonnerre !
Tout est parti d’un conseil de vie sociale au cours duquel Bianca exposait un projet d’atelier art plastique qui lui tenait à cœur. La virulente opposition du directeur avait été balayée par la détermination de l’un des membres de ce conseil. En un tour de main, l’affaire était bouclée et tous les problèmes de logistique résolus avant même d’avoir été évoqués.
C’est ainsi que depuis une petite année maintenant, au moins deux fois par mois, un groupe de septuagénaires déjantées vient prêter main forte à Bianca pour animer des ateliers créatifs.
Muguette, Yéyette, Féerique, Labelle et Quinine bousculent de leur bonne humeur le calme des Arbousiers et réjouissent Bianca.
Enseignantes en maternelle en cessation d’activité, elles se connaissent depuis de nombreuses années. D’abord par jeu puis par habitude, elles ont pris le pli de s’appeler tel que les prénommaient leurs petits élèves.
Les soirées « resto », les randonnées, le jardinage en bonne compagnie ne leur suffisant plus, elles piaffaient, cherchant comment se rendre utile.
C’est en rendant visite à une amie « enfermée » contre son gré aux Arbousiers par une famille ingrate et intéressée que Labelle a décidé de passer à l’action.
Sortir son amie d’une routine mortifère était devenu son cheval de bataille mais hors de question pour elle de ne pas inclure d’autres résidents.
Elle venait à peine de décrire la triste situation de sa vieille copine que Quinine montait sur ses grands chevaux. Telle Muriel Robin dans un de ses sketchs phare, elle se mit à énumérer tout ce qui lui passait par la tête comme possibilités d’actions.
Il s’en est fallu de peu qu’elle monte un commando pour venir enlever la malheureuse !
Elles décidèrent de se proposer pour seconder Bianca dans l’animation des ateliers d’arts plastiques ! Chacune avait gardé la nostalgie de ces moments privilégiés quand, avec les enfants, priorité était laissée à l’imagination. Restait à ressortir la documentation qu’elles avaient conservée au fil de leur carrière pour l’adapter à leur nouveau public.
Leur arrivée aux Arbousiers ne passa pas inaperçue. Pour parer à toute difficulté liée au manque de moyens, elles arrivèrent chargées comme des baudets avec tout un matériel issu de leurs réserves personnelles.
Passé un temps d’observation, un groupe d’aficionados s’est constitué et ses membres n’auraient manquer sous aucun prétexte les ateliers des premiers mercredis du mois, des ateliers qui jouaient invariablement les prolongations les mercredis suivants.
D’abord cantonnés à l’intérieur de l’établissement, le projet prenant une certaine envergure, les « maîtresses » comme les appellent les résidents eurent l’idée de dépasser le stade des « patouilles ».
La fugue de l’une des pensionnaires des Arbousiers fut le déclencheur. Fifine, une petite dame toute menue de 90 printemps, décida un beau jour de rentrer chez elle. Sa fille domiciliée en Cerdagne n’ayant pu faire la route depuis plusieurs semaines compte-tenu des conditions météorologiques hivernales, Fifine se languissait de solitude. Nantie d’une excellente motricité, elle était déjà parvenue à la porte de son ancien domicile quand le jardinier de l’EHPAD l’intercepta une demie heure après son départ. Il fallut beaucoup de persuasion au nouvel occupant du dit domicile pour obtenir le droit de ramener lui-même Fifine dans l’après-midi. La joie de la vieille dame se retrouvant dans ses murs était si touchante que le jardinier n’insista pas.
Féerique se repassait en boucle cette escapade, elle y voyait un signe du destin. Sortir les résidents, les remettre dans la vie, voilà qu’elle était leur mission.
Elles allaient tâter le terrain lors du prochain atelier et voir si la perspective de visites à caractère culturel en tentait certains. Après tout les villages des environs offrent quelques chouettes découvertes, une source d’inspiration pour des ateliers créatifs !
Le premier mercredi de Mai, elles étaient sur le pont et Bianca qui avait été mise au parfum piaffait dans les starting-blocks. Un dénommé « Prof » fut le premier à arriver, suivi de peu par celle que tout le monde surnommait « madame Grincheuse ». Pas vraiment sympa comme surnom mais au palmarès des rabats-joie, elle battait tout le monde à plate couture. Il avait été convenu que ce serait Yéyette qui prendrait la parole au désespoir de Muguette.
Yéyette avait toujours enseigné en petite section de maternelle, son langage était précis, sans phrase alambiquée, tout le contraire de Muguette qui se perdait toujours dans une foule de détails rendant ses propos difficilement compréhensibles.
Fifine fut la première à réagir, elle était partante et déjà gagnait la porte.
Madame Grincheuse, de son côté, voulait des précisions, pourquoi sortir des Arbousiers, quand, où irait-on et comment ?
Ce fut au tour de Quinine de prendre la parole. Une belle exposition était proposée au Musée transfrontalier du village voisin, des fragments de mosaïques de l’époque romaine étaient exposées, ce pourrait être leur première sortie avec en bonus un goûter à la cafétéria.
L’enthousiasme fut général.
Le premier obstacle, bien évidemment était venu du directeur, hors de question d’utiliser la petite estafette de 8 places pour sortir les « patouilleurs » !
Qu’à cela ne tienne !
Les maîtresses, immédiatement trouvèrent la parade, servir de taxi et véhiculer les résidents, tout en imaginant bien que le directeur allait trouver à y redire ! Pour le court-circuiter Labelle, qui connaissait pas mal de familles, se chargea de recueillir leur assentiment pour sortir leurs parents !
Il ne s’en trouva pas un pour refuser. Après tout que d’autres fassent ce qu’ils ne pouvaient ou voulaient pas faire n’était pas pour leur déplaire.
Bianca connut alors un grand moment de jubilation quand, comme chacun s’y attendait le « dirlo », - il avait hérité récemment du surnom -, objecta qu’il lui était impossible d’autoriser des résidents dont il avait charge à quitter l’établissement.
Elle le laissa dire puis lui présenta les documents recueillis auprès des familles. Elle buvait du petit lait lorsqu’il se contenta d’un « soit » laconique tout en la foudroyant du regard. C’est au moment de quitter le bureau qu’elle décocha sa dernière banderille lui faisant remarquer qu’aucune des personnes participant à l’atelier étant sous tutelle ou curatelle, légalement elles étaient aptes à se prendre en charge.
La bête était à terre !
Un tonnerre d’applaudissements l’accueillit lorsque qu’elle retrouva sa fine équipe dans la salle dévolue aux diverses activités, même madame « Grincheuse » se dérida, quant à « Prof » c’est avec emphase qu’il déclama une maxime de son cher Virgile.
Attrapant Bianca par les épaules, la regardant droit dans les yeux, il lâcha :
- « Audentes fortuna juvat, autrement dit la chance sourit à ceux qui osent, ma chère Bianca ! »
Le mercredi suivant un aréopage de véhicules quitta les Arbousiers pour le village voisin et ce n’est pas huit résidents qui envahirent le musée mais une petite vingtaine. Alléchés à la perspective d’une sortie inespérée, retrouver la vraie vie en avait motivé plus d’un. A partir de ce jour un regain de créativité secoua le calme des Arbousiers. Les « artistes » comme ils se nommaient entre eux faisaient feu de tout bois même en dehors de l’atelier et sans avoir recours à leur animatrice. Les familles de résidents en visite croisaient fréquemment de curieux paroissiens, paillettes dans les cheveux, joues et tabliers barbouillés, ceux-ci faisaient d’incessants allers-retours d’une chambre à l’autre.
L’atelier mensuel était devenu quasiment hebdomadaire, les maîtresses étaient aux anges et nourrissaient un nouveau projet, réaliser des mosaïques en s’inspirant de celles découvertes au musée. C’est en baguenaudant au Racou et découvrant des murets décorés que Quinine et Féerique en avaient eu l’idée. Instantanément elles échafaudèrent, comme tout enseignant qui se respecte, un projet.
Inutile de songer à agrémenter les Arbousiers de mosaïques, par contre inviter les patouilleurs à décorer leur jardin n’était pas une mauvaise idée. Elles réunirent une documentation fournie afin de présenter quelques exemples de réalisations dont celles du Racou évidemment.
Une fois l’équipe motivée, Quinine qui avec ses élèves avait décoré le sol du patio de son école leur expliqua le déroulement des opérations gardant le meilleur pour la fin !
S’ils étaient partants, Féerique et elle les invitaient à venir décorer leur jardin, un vaste espace arboré doté d’un joli cabanon et d’une tonnelle !
L’enthousiasme fut immédiat et sous la conduite de Bianca la liste du matériel à prévoir fut dressée. Restait à concevoir les motifs ! Cela supposait de la part de chacun la création de maquettes, toutes techniques graphiques étant acceptées.
Les maîtresses se déchaînaient, les remarques fusaient. Les patouilleurs restaient perplexes, ne comprenant plus grand chose à ce vocabulaire d’initié.
- Il nous faudra la « grosse murelle » tonnait Muguette
- Enfin Yéyette on n’a pas besoin de « ciseaux grimpeurs », faisait remarquer Labelle
Plus la liste s’allongeait plus le moral de Bianca chutait, où trouver les fonds pour se procurer le matériel nécessaire ?
Une nouvelle venue dans l’équipe des maîtresses, Marilélène leur objecta qu’il n’y avait rien de plus simple. Elles allaient renouer avec le bon vieux temps et aller mendier auprès d’entreprises le matériel nécessaire !
CQFD !
Aussitôt dit, aussitôt fait !
Quelques jours plus tard un debriefing se tenait au jardin où le matériel était stocké. Elles avaient de quoi rivaliser avec le Parc Güell !
Aux arbousiers, au grand dam du personnel, le va et vient d’une chambre à l’autre ne cessait plus. Cela découpait, collait, coloriait à tour de bras tant et si bien que le mercredi suivant il y avait de quoi recouvrir les murs de la salle à manger du sol au plafond de leurs créations.
- J’ai une idée, organisons une exposition de toutes ces œuvres, lança Yéyette.
- Et on proposera à chaque visiteur de voter pour celle qu’il préfère, renchérit Labelle.
- Faudra faire des catégories, patouilles, collages !
Chacune y mettait son grain de sel !
C’est alors que Prof pris la parole.
- Cela manque d’équité cette affaire, personne ne doit rester sur la touche ! 
- Exact, pointa Quinine.
- Établissons alors un palmarès, nous commencerons par réaliser les trois premières maquettes et petit à petit les autres trouveront leur place, concéda Féerique.
- Moi j’en verrais bien une chez moi, ajouta Marilélène.
Et le projet pris son envol.
Le jardin accueillit tout l’été les patouilleurs. Leur groupe s’était enrichi d’une originale nouvellement arrivée aux arbousiers et qui avait hérité du surnom de Tata Gligli. Une référence littéraire niveau maternelle qui devait tout aux délicieux albums de Jacques Duquennoy et à ses petits fantômes.
Des familles vinrent leur prêter main forte et le grand jour fut là !
La notoriété les avait rattrapés. L’un des fils des résidents, journaliste du « Petit Journal », impressionné par les prestations, tant des artistes que des « maîtresses » leur consacra un article bientôt relayé par l’Indépendant.
Autant dire que le directeur ne pouvait se défiler devant la pression que lui mettait les médias et pour fêter les 20 ans des Arbousiers il concéda qu’une exposition se tienne dans son établissement.
Quinine a mis la dernière touche au diaporama réalisé à partir de toutes les photos prises tout au long de leur entreprise et donne ses consignes.
- Labelle, dès que je te fais un « coin d’œil », tu files éteindre les « mumières » !
- Et moi j’ te passe la « branche » du projecteur, précise Muguette.
- J’ai pu qu’à installer les plats avec « les seringues et les baleines », pouffe Féerique.
- Dîtes les maîtresses, ça vous ferait rien de parler correctement ? s’insurge Prof.
- Et dire que c’est moi que l’on appelle madame Grincheuse !
- En tout cas, les filles, nous voilà célèbres et célébrées ! pointe Yéyette.
- Vous vous rendez compte, quarante années d’école et tout juste reconnue par l’Éducation Nationale. Une année d’animation en maison de retraite et c’est la Gloire.
A 75 ans ! Faut le faire !
- En tout cas si c’était à refaire, c’est l’animation que je choisirais, foi de Muguette !
- Ah bon ! Pourtant prof des écoles ce n’est que 24 heures par semaine et juste six mois de l’année entre les vacances et les week-ends ! Non ?
- Oh, oh Prof ! Vous avez regardé Sarkozy au JT, vous !
- Ma chère Yéyette, je ne regarde pas la télé, que des menteurs ! Mais je vais sur les réseaux sociaux. Y’a pas d’âge pour être dans le vent, pas vrai Tata Gligli ?
- Moquez-vous, j’ai choisi de rire la vie et petit à petit la vie me sourit. La preuve aujourd’hui. Elle n’est pas belle notre vie Quinine ?
- Vous parlez d’or Tata Gligli, je n’aurais pas dit mieux !

 

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20 novembre 2024 3 20 /11 /novembre /2024 20:45

Voici une petite nouvelle qui n'est pas autobiographique mais inspirée de certaines de mes peurs d'enfant et des regards posés sur une branche familiale très conformiste et "pieuse".

Les expériences d'ami(e)s ou simples relations, les situations familiales d'enfants qui m'ont été confiés, mes découvertes dans le domaine du développement dit personnel et mes propres progrès en matière de libération, ont nourries mes réflexions.

Une virée en Provence suivie d'un séjour récent en Normandie, je ne suis pas "fan" du tout, m'ont permis de trouver un cadre à cette nouvelle.

Merci de vos éventuels retours.

Dominique

Adieu à jamais

J’ai enfin repris la route et les mille kilomètres qui m’attendent me réjouissent.

Rien d’obligé, je peux décider de l’itinéraire, choisir de m’arrêter si cela me chante. Je suis libre !

Mon cœur, seul, imposera sa loi.

Cette petite semaine, une éternité, est derrière nous, Julot, mon labrit, ayant été du voyage.

Pas de surprise pour ce parcours obligé auquel je ne pouvais échapper pour en finir une bonne fois avec certaines relations familiales.

Depuis l’enfance je suis le vilain petit canard de la branche paternelle de la famille.

J’ai tout faux. Je suis l’importune, celle que l’on n’attendait pas mais que « le qu’en dira-t-on » leur a mis dans les pattes. Je ne leur demandais rien, ni mes parents d’ailleurs.

J’ai eu une enfance de rêve, petite dernière après trois garçons, j’ai été badée par mes frères. J’avais tous les droits et mes parents peinaient à se faire entendre. Nous vivions en pleine nature non loin du charmant village de Bédouin, au pied du Ventoux. Mon père garde-forestier passait le plus clair de son temps à arpenter ses flans quant à ma mère, pianiste de renom elle était toujours entre deux avions, confiant sa progéniture à sa mère.

Cette dernière avait deux « dadas », la cuisine et notre suivi scolaire. Rapporter de bonnes notes et faire honneur à ses repas assurait notre tranquillité. Je pris très jeune l’habitude de suivre mes frères et bien vite la nature environnante n’eut plus de secrets pour moi. J’expédiais le repas avec des yeux gourmands, histoire de mettre Grand-Mère de mon côté et les devoirs faits, je partais roder sitôt mon « piano » travaillé.

Petit à petit mes frères prirent leur envol et je me retrouvais pour mon entrée en sixième complètement libre. J’étais aux anges jusqu’à ce soir funeste où rentrant du collège je trouvais la maison vide. Inutile d’envisager une quelconque balade, le temps était au Mistral et le jour déclinait. Passionnée d’histoire, je me plongeais dans « les contes et légendes de l’Égypte ancienne » récupéré à la bibliothèque du village. Une faim de loup m’arracha finalement à ma lecture. Je dégringolais l’escalier et me ruais dans la cuisine, étonnée de ne pas avoir été appelée. Personne !

J’appelais.

Silence.

Ne sachant que faire, je tournais en rond, songeant à sortir pour vérifier si notre voiture était dans la jardin. A peine avais-je ouvert la porte qu’Igor, notre chien, se faufilait à mes côtés me faisant une fête de tous les diables. Des effusions accueillies avec soulagement, je n’étais plus seule.

Nous avons partagé un pique-nique improvisé puis une peur incontrôlable m’a noué les tripes.

A cet instant précis, le téléphone a sonné, une erreur de numéro mais cela m’a donné l’idée d’appeler mes frères car où joindre notre père ?!

Le premier appel fut le bon. Je venais à peine de terminer mon récit que l’aîné s’emparait de la situation. Rester dans la maison jusqu’à son arrivée qui ne tarderait guère et m’y enfermer, telles étaient les consignes. Igor vautré sur mes genoux je tentais de me replonger dans mon livre, mais une question me taraudait, où était passée Grand-mère ?

Dès l’arrivée d’Alex le cours des choses s’accéléra. Après un certain nombre de coups de fil nous apprîmes que Grand-Mère avait eu un accident. Ses jours n’étaient pas en danger mais elle allait rester hospitalisée sans doute plusieurs semaines. De mon père, aucune nouvelle, mais il était coutumier du fait. Quant à ma mère en concert à Vienne, inutile de tenter de la joindre.

Demain étant un autre jour, rassurés sur le sort de Grand-mère, la soirée se termina joyeusement après plusieurs parties de crapette !

Lorsque je repense aux semaines qui suivirent je ne peux m’empêcher de songer à cette colère qui m’habitait en permanence. Notre père, réapparu le lendemain complètement insouciant, n’avait rien trouvé de mieux que de me confier aux parents de ma meilleure copine jusqu’aux vacances scolaires avant de m’expédier tout l’été dans sa famille en Normandie. Finies les balades dans les lavandes, adieu Igor. Une brève visite à Grand-mère n’avait pas réussi à me rassurer. Ma mère, de son côté, enchaînait les tournées sans se démonter.

En septembre Nicolas le plus jeune de mes frères, CAP de pâtissier en poche, avait trouvé à se faire embaucher sur Flassan. Les quelques kilomètres séparant les deux villages étaient vite avalés, mais mes parents n’ayant rien changé à leurs habitudes de vie, de retour dans le sud je me retrouvais à la charge de mon frère. Ce dernier faisait de son mieux pour concilier vie privée, travail et s’occuper de moi. Lorsqu’aux congés de Noël la mère de mon père, Manette, débarqua chez nous de sa Normandie, je sentis le vent virer à l’aigre. Tout était critiqué, rien ne trouvait grâce à ses yeux. Mon refus de l’accompagner à la messe de Minuit finit de la convaincre qu’elle devait réagir.

Un conseil de famille fut réuni et mes parents finirent par consentir à me laisser partir vers un nouvelle vie que l’on s’évertua à me présenter meilleure pour ma sécurité !

J’intégrais le collège Notre Dame à Lisieux, sans avoir revu Grand-mère, laissant Igor aux bons soins de mon frère.

Le temps a passé, lentement.

Je hais la Normandie.

Je ne comprenais pas comment mes parents avaient pu céder si facilement à cette famille qui ne manqua jamais une occasion de me rabaisser. Bonne élève, j’avais vite compris que rapporter de bonnes notes était une façon d’obtenir une paix relative, j’essuyais de constantes critiques. Mon accent que je cultivais, mes goûts culinaires, ma passion pour les animaux, mon inculture religieuse, je refusais l’idée de confession, mes goûts vestimentaires, rien ne trouvait grâce à leurs yeux. Ils révisèrent ma garde-robe, ma coiffure sans toutefois m’infliger le port du traditionnel serre-tête en vogue dans le milieu catho, mais ne réussirent jamais à me faire plier. Il est exact que je ne leur ai pas facilité la vie mais il aurait suffi de peu pour m’aider à supporter cette situation. Me laisser rentrer à Bédouin à chaque période de vacances scolaires et ne pas m’obliger à abandonner le piano par exemple !

Mais non, il y avait souvent une bonne raison pour me garder à Lisieux et concernant la musique, c’était, parait-il, incompatible avec un bon parcours scolaire ! J’entends encore mon oncle pontifier sur le sujet. Mes cousins dont il vantait les brillantes études, avaient-ils étudié d’un quelconque instrument ?

C’est à Guillaume le second de notre fratrie que je dois ma libération. Je terminais ma troisième très honorablement quand ma grand-mère paternelle m’annonça qu’elle m’avait inscrite pour le mois de juillet à un séjour linguistique en Angleterre ! Pleurs, cris, colère rien ne la fit plier. Je partis pour une petite ville pas très éloignée de Londres d’où j’envoyais une lettre désespérée à Guillaume. Faisant pour son travail de fréquents allers-retours sur la capitale londonienne il ne tarda guère à me rendre visite arrivant avec LA nouvelle qui allait me permettre de tenir le choc. Mes frères s’apprêtaient à provoquer un nouveau conseil de famille pour me rapatrier de manière définitive dans le sud. Je terminais ce séjour linguistique assurée de regagner Bédouin sans passer par la case Normandie. Alexandre et Nicolas se chargeraient de récupérer toutes mes affaires à Lisieux.

Je n’ai jamais cherché à savoir ce qui s’était passé lors de cette réunion. Je retrouvais mon midi, Igor toujours vaillant et Grand-mère quand même bien diminuée. Mon père, s’il n’arpentait plus la campagne se donnait corps et âme à sa nouvelle passion, l’horticulture. Notre mère toujours aussi papillonnante restait insaisissable.

A mon entrée en seconde j’entamais un nouveau chapitre de ma vie en intégrant un lycée public à Aix-en-Provence en qualité d’interne mais chaque week-end je rentrais à Bédouin. J’y retrouvais mes amours, Igor, Grand-mère et l’un ou l’autre de mes frères qui s’organisaient pour l’épauler Grand-mère.

A Lisieux la famille ne décolérait pas et bien évidemment ce fut sans surprise que certains de ses membres s’invitèrent pour les fêtes de fin d’année. J’hésitais sur la conduite à tenir, être présente ou accepter l’invitation d’une copine de lycée ! Lorsque ma mère nous apprit qu’elle serait en concert, je renonçais à toute provocation me sachant épaulé par Guillaume, Alex et Nicolas. Le soir de Noël par contre je provoquais sciemment le scandale en refusant de me joindre à eux pour la fameuse messe de minuit ! Action, réaction, le lendemain « le Père Noël » normand me boycottait ! Les mesures de rétorsion perdurèrent tous ces congés et plus encore. A compter de cette date, il n’y eut plus de trêve. La manifestation de leur rancœur prit différents tours. Pour mes dix huit ans, personne ne daigna se joindre à la fête organisée par ma famille et lorsque nous nous retrouvions au hasard des mariages mes oncles et grands-parents me battaient froid. Une fois, médusée, alors qu’une relation de la famille m’interrogeait sur mes projets d’avenir, ma grand-mère me devançant lui rétorqua que bien évidemment je n’avais pas réfléchi aussi loin.

Passé l’instant de suffocation, je me réfugiais dans notre voiture histoire de me ressaisir et trouver comment réparer l’affront subi. Au moment du dessert je profitais d’un moment de silence pour annoncer à l’assistance mon admission sur dossier à l’Université de Lyon pour préparer un master en biologie ! Licence à 21 ans, je pouvais légitimement être fière.

Quelques années plus tard diplôme en poche, peinant à trouver un poste m’emballant, je m’offrais un congé sabbatique en Ardèche, dans une petit village au milieu de nulle part. Je tombais sous le charme d’un apiculteur, de l’apiculture et des huiles essentielles. École d’aromathérapie à Aix en semaine, cours privés d’apiculture et je remportais le grand chelem, un métier, une passion, l’Amour. J’aurais pu être pleinement heureuse sans le départ de Grand-mère !

Seule le clair ressenti de sa présence bienveillante à mes côtés m’a permis de faire face et de faire mon deuil.

Quelques semaines plus tard toute la famille fut conviée à fêter les quatre-vingts dix ans de ma grand-mère, Manette. Une famille très traditionnelle qui ne compte toujours pas de moutons noirs. Relations triées sur le volet, études en établissements privés, tous mes cousins et cousines sont d’anciens scouts ou guides. Le sermon dominical fait partie des passages obligés et même pour cette fiesta, la messe dans l’ église d’un minuscule village près de Pont-l’évêque a été inscrite au programme. Dans cette famille, pour reprendre une réplique du film « Le père Noël est une ordure » chaque pot à son couvercle, par contre on ne recense aucun couple en union libre.

Pour une fois nous les « sudistes » étions au complet, notre mère ayant fait le déplacement.

Mes trois frères et mes deux belles-sœurs, Guillaume reste résolument célibataire, sont donc présents, quant à moi, mon amoureux n’a pas été invité, nous ne sommes pas mariés ni même fiancés officiellement ! Je suis seule, seule au pied du mur !

J’ai attendu patiemment le cœur battant la chamade que chacun ait porté un toast en l’honneur de la nonagénaire et au moment où chacun s’apprêtait à passer à table j’ai réclamé un moment de silence.

S’il m’a fallu un certain temps pour me lancer sous les regards interloqués de mes frères, je me suis sentie soudainement portée par une force phénoménale. J’étais comme spectatrice de moi-même. Il faut dire que mes chères huiles étaient de la partie, Laurier et Cèdre pour libérer la parole et rester d’une tranquillité inébranlable.

- « Manette, mais aussi vous mes oncles, tantes, cousins et cousines de Normandie, je tenais publiquement en ce jour particulier à vous remercier parce que sans vous je ne serais pas ce que je suis aujourd’hui.

Lorsque vous m’avez arrachée à mon Midi, à Grand-mère, à mes frères, pour mon bien disiez-vous, j’ai cru que jamais je ne me relèverais du traumatisme dû à cette séparation.

Merci pour vos vexations, brimades car elles m’ont donnée la niaque. Il est exact que les contraintes sont finalement nos alliées.

Vous m’avez refusé de continuer le piano, j’ai pu me réfugier dans la rêverie, un plus finalement car s’accorder de ces instants stimule notre mémoire. Peut-être ne le savez vous pas ?

Vous n’avez jamais accepté que je monte à cheval avec mes cousins, c’était soit-disant une trop grande responsabilité, aviez-vous seulement demandé à mes parents ? Mais qu’importe, le temps des reprises je me baladais autour du centre équestre, la Nature m’apaisait. Je m’inventais un monde plus juste. C’est là que j’ai commencé à définir quelles étaient mes priorités de vie, justice et respect des désirs et souffrances de chacun.

Merci aussi d’avoir tenté de m’imposer vos croyances. Vous m’avez offert l’occasion de m’ouvrir à l’invisible et à la spiritualité, celle qui se passe de la Pompe et des dogmes. La solitude m’a permis de me sentir reliée à quelque chose qui me dépassait, que je découvrais dans tout ce qui vit. J’ai même réussi petit à petit à communiquer de cœur à cœur en faisant fi de la distance avec Grand-mère et même Igor. Et oui ! un chien ! Cela a de quoi vous surprendre !

D’ailleurs si aujourd’hui je vous ai imposé la présence de mon Julot, ce n’est pas par provocation. J’avais besoin de l’amour inconditionnel de ce compagnon pour faire la route puisque vous avez refusé de recevoir celui qui partage ma vie aujourd’hui et, c’est un scoop, le père de l’enfant que nous attendons. »

Restait à porter l’estocade finale, une grande respiration et je me lançais.

- « Julot à mes côté, je peux vous dire, de te dire Manette, que je m’en vais pour ne plus revenir. Comme le chante Sardou, je ne m’enfuis pas, je vole. Je n’ai même pas besoin de boussole !

Alors merci et à jamais ! »

Un silence sépulcral s’était abattu dans la salle, tous me regardaient, incrédules. Un bref coup d’œil à Julot couché sur mes pieds, un petit claquement de langue pour l’autoriser à bouger et je gagnais la porte le chien bondissant joyeusement à mes côtés. J’étais quand même sonnée et en passe d’oublier mes affaires quand une main ferme m’a enveloppé l’épaule m’obligeant à m’arrêter.

Mes frères étaient là juste derrière moi, suivis de près par mes parents.

J’ai craqué !

Embrassades, pleurs, rires, vocalises de Julot, nous n’en finissions pas de nous consoler mutuellement. Dans la salle des festivités par contre l’ambiance tardait à se réchauffer. Notre journée s’est poursuivie à Honfleur dans une délicieuse crêperie, La Trinquette, sur le quai Sainte Catherine. C’est bien l’un des rares coins de Normandie que j’aime. Nous avons joué les touristes et nous nous sommes quittés en soirée riches de promesses d’avenir.

Me voici donc sur la route du retour prête à écrire un nouveau chapitre de ma vie et je mesure à quel point il était essentiel de laisser parler mon cœur et de cesser de fuir.

En laissant libre-cours à ma colère, elle a perdu de sa force pour finalement disparaître complètement maintenant que les choses ont été dîtes. Je ne suis plus leur victime, ils ne sont plus mes bourreaux quant à mes parents je pense qu’ils ont entendu le message.

J’ai repris le pouvoir sur ma vie.

Tout est juste.

 

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28 octobre 2024 1 28 /10 /octobre /2024 18:43

                            Renaissance


Ce matin quelque chose de neuf vibre dans l'air.
Je regarde par la fenêtre et je vois, ce que je n'avais encore jamais vu. Tout a changé et pourtant je sais bien qu'il n'en est rien.
Doucement je pivote et sans me presser je gagne l'étage.
Par où commencer ?
Aller à l'essentiel dans un premier temps.

J'attrape un de mes vieux sacs à dos puis méthodiquement je dépose sur le lit mes cahiers de gratitude, mes vieux agendas, le disque dur où je compile depuis des années tous ces documents qui témoignent mieux qu'un long discours du chemin accompli pour me découvrir, celui où sont stockés photos et films. Après avoir évalué la stratégie adéquate le remplissage commence. Au prix d'un dernier petit effort, j'arrive même à y loger le gros classeur où depuis dix ans je range toutes les notes prises lors d'interrogations au pendule.
Assise sur le lit je laisse un instant mon regard errer puis, déterminée, c'est au tour du contenu de l'argentier de passer au crible. Il y a quelque temps encore cela m'aurait demandé un incroyable effort d'opérer un tri parmi toutes mes « petites choses ». Là, plus question de s'encombrer avec les vieilles loyautés familiales et amicales, Pierrot ne sera pas du voyage, ni les vieux appareils photos. Un peu plus tard peut-être, aujourd'hui j'ai court-circuité le mental. Rapidement mon vieux cartable en cuir affiche complet.

Reste le plus délicat, le contenu de l'armoire !
Aucun tri à opérer, tout suit, reste à me concilier les faveurs de la belle Delsey rouge. Elle n'aura pas trop de soufflets pour tout avaler. Silencieusement je persévère dans mon entreprise, rien ne semble devoir me troubler, pas même la sonnerie de mon téléphone. Pour la troisième fois, en moins d'un quart d'heure, elle retentit quelque part au rez de chaussée.
Pas de message, sans doute rien d'important, à moins que ce soit ma voisine à la recherche d'un chauffeur !
Tant pis !
Ce ne sera pas moi !
De toute façon elle va devoir se trouver quelqu'un d'autre.

Depuis mon lever les choses ont considérablement avancé. La Delsey, le sac à dos, le vieux cartable ont trouvé leur place à l'arrière du Berlingo en compagnie de quelques cartons dans lesquels j'ai remisé livres, CD et DVD favoris.
Sur le coup de 14h, foudroyée par la faim, j'avale sur le pouce quatre fruits, un sandwich au fromage et deux carreaux de chocolat. Je n'ai plus de temps à perdre. Je suis une ado attardée qui s'apprête à fuguer. J'ai juste un peu plus d'expérience qu'elle et je ne perds pas de vue le côté matériel de l'entreprise.
Et puis je sais où je vais.
Je retourne chez moi.
Définitivement.
Il y a si longtemps que j'en suis partie.
Rien à voir avec un coup de tête, plutôt une prise de conscience après une longue maturation ! J'ai enfin cessé de faire la sourde oreille, j'ai entendu ce que mon corps me disait, me criait avec insistance. Il m'en a fallu du temps pour comprendre, vingt, trente ans ?
Mais la Vie veillait.

Lorsqu'une amie m'a parlé de "son" acupunctrice, n'ayant plus rien à perdre, complètement démoralisée par une expérience dévastatrice auprès d'un psychothérapeute, je me suis lancée.
Préparée à devoir attendre un bon moment avant de pouvoir la rencontrer, un désistement inespéré m'a réconfortée. Comment ne pas en déduire que c'était le cadeau que la vie m'adressait.
Deux jours après je me retrouvais auprès d'une petite bonne femme joviale qui m'invitait à m'asseoir à ses côtés sur un canapé douillet. D'un coup la tension qui m'habitait est tombée et avec gratitude j'ai accepté et vidé le verre d'eau qu'elle me proposait. Une conversation informelle, en apparence, s'est engagée, rien de médical. Ce que j'aimais, mes dernières lectures, les souvenirs agréables qui coloraient ma vie. Puis sans transition elle m'a demandé de lui prêter mon poignet droit ... et là je suis restée complètement baba. On se serait cru dans une réplique du Malade Imaginaire ... "Le foie vous dis-je". Et oui depuis des années, j'ai mal au foie ! Je digère mal, j'ai des crampes au niveau du diaphragme, des douleurs sourdes, piquantes ou fulgurantes. Pourtant, pour le corps médical, je n'ai rien !
De grave !
Mais cela me pourrit la vie !
Allez au restaurant, être invitée, voyager, tout ce qui met du piment dans la vie m'est un supplice. Je crains toujours de faire le mauvais choix, d'être un fardeau pour les autres qui d'ailleurs ne ménagent pas les petites piques désagréables.

Petit à petit, alors que je ne lui avais rien dit de ce qui m'amenait à la consulter, la thérapeute a dressé le tableau de tout ce qui me gâche la vie en plus de mes problèmes digestifs. Des tendons défaillants, une difficulté récurrente à savoir ce que je veux, à décider et donc le sentiment de toujours m'effacer devant les autres. La consultation a pris un tour plus en accord avec ce que j'imaginais et je me suis retrouvée en petite tenue sur la table de soin. Au terme d'un second examen minutieux, la séance d'acupuncture a démarré.
Je commençais juste à me détendre quand une décharge électrique m'a vrillé un nerf au niveau du gros orteil, une onde de feu a remonté le long de la jambe, passé l'aine et dans la seconde qui suivait au niveau du creux épigastrique un infâme glouglou a retenti. On aurait dit un évier qui se débouche !
Ma "tortionnaire" a émis un "ah" jubilatoire avant de m'expliquer que mon corps venait de s'exprimer et confirmer ainsi son diagnostic.
Aucune pathologie grave en effet, juste une vieille colère que ma vésicule biliaire ne pouvait plus gérer d'où tous les désordres déplorés qui, le temps passant, s'amplifiaient. Mon corps mettait les points sur les i, en vain. Je suis restée à méditer ce constat pendant qu'elle se livrait au niveau du crâne à un massage divin qui a bien failli m'emporter dans les bras de Morphée.
En Colère !
Moi ?
Comment le nier ?

En colère de ne pas vivre ce que je voudrais vivre, de ne pas savoir imposer mes goûts et points de vue, de faire toujours le choix du raisonnable, de vivre là où je n'ai pas choisi !
Oui il y a en moi de la rancœur, de la rancune, des regrets qui nourrissent une aigreur dont jusqu'à cet instant je n'avais pas pris conscience. Je me croyais sage, raisonnable. Une part de moi l'était sans doute !
L'abcès a crevé d'un coup, un flot de larmes a jailli, des borborygmes inintelligibles l'accompagnaient. Madeline Romesco m'a laissée sangloter puis m'a tendu une boîte de mouchoirs, un nouveau verre d'eau bienvenu et m'a expliqué ce que mon corps tentait vainement de me dire, à sa manière. Il est évident qu'une part de moi savait déjà tout cela mais que jamais je ne me serais autorisée à l'exprimer et encore moins à passer à l'action.
J'ai compris à cet instant que mon tourisme médical, une quête qui ne disait pas son nom, n'avait qu'un but. J'attendais qu'un médecin me révèle aussi clairement que Madeline et ses aiguilles qu'il était temps de me réveiller et de me donner les moyens de vivre ma vie.

Aujourd'hui je suis sortie de la colère car je sais que je me suis incarnée pour faire l'expérience de cette vie et que toute expérience comporte un grand nombre d'étapes. Comme le chercheur confronté à un échec considère le déroulé de son expérience point par point, analyse les causes de son insuccès et modifie les paramètres pour reprendre ensuite le cours des choses, les mêmes causes produisant toujours les mêmes effets, j'ai reconsidéré ce que fut ma vie jusqu'à ce jour.
Je n'ai pas eu longtemps à chercher, je n'ai même pas eu à prendre beaucoup de recul pour analyser chaque difficulté rencontrée et comprendre ce qui était à modifier.
Voilà pourquoi je rentre chez moi !

Je suis une fille du Sud et si je vis depuis des années sur la côte atlantique, ce n'est pas par goût. Ce fut par Amour, par habitude ensuite, puis pour ne pas faire de peine, pour rester utile aux miens. La Lassitude a été ma geôlière.
Impossible de faire entendre à ma famille que mon Midi me manquait. Je crevais de peine à chaque fin de vacances lorsque nous reprenions l'Autoroute des Deux Mers. Aujourd'hui, la messe est dite. Je ne les abandonne pas, je me choisis. Je retournerai auprès d'eux pour le plaisir mais ma vie n'est plus à leur côté.
Dans un premier temps je m'offre le rêve de ma vie, un joli bungalow qui par la suite pourra les accueillir le temps de leurs vacances même si leur venue n'est pas pour demain. Mon départ déplaît, je suis en quelque sorte punie de vouloir vivre ma vie, mais peu importe.
J'ai déjà une foule de projets dont certains sont en passe de concrétisation, des portes s'ouvrent comme pas magie.
Aide toi, le Ciel t'aidera ! C'est ma réalité, la vie m'a offert sur un plateau l'occasion de passer à l'action.
Le mobilier que je souhaite conserver va partir au garde-meubles, les enfants choisiront parmi ce que je laisse. Ce qui n'aura pas trouvé preneur sera donné, la maison vendue !

Je renais au soleil de mon midi, rien n'est impossible quand on s'aime !
S'aimer !
Cela n'a rien d'égoïste, cela est même ce que l'on peut offrir de meilleur aux autres, à l'Univers !

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9 mars 2024 6 09 /03 /mars /2024 21:08

Une nouvelle mais pas que !

Un enseignement aussi.

Ce qui va bientôt être la réalité pour une amie qui nous est chère.

Dominique

Pouce !

Il y a quelques semaines, je me trouvais là pour la première fois, assise sur le sable, loin de tout. Tout ce qui avait vampirisé mon énergie s’était évanoui pour un temps ! Je n’avais pas trouvé le courage de passer un maillot de bains même pour m’immerger dans cette mer d’azur dont je rêvais. Trop fatiguée mais seule !

Enfin !

Juste m’enivrer de soleil, de Paix, rien d’autre ne comptait.

Mon petit chez moi, une jolie case que me louait le propriétaire du « Lolo » du coin m’avait immédiatement réjoui le cœur. C’est une amie d’amies qui m’avait trouvé ce coin de paradis sur Grande-Terre. Pas de luxe, juste l’essentiel. Une grande pièce à vivre ouverte sur la nature avec tout autour une véranda ! Un coin cuisine simplissime mais fonctionnel. Sans chichi, lumineuse et agréablement décorée de bois flottés, coquillages, ces quelques tissages colorés au sol, le grand lit à baldaquin avec moustiquaire me régalent toujours autant les yeux qu’à mon arrivée.

En deux temps trois mouvements tout ce que j’avais quitté s’était effacé de ma mémoire, avais-je enfin passé le cap !

Il y a si longtemps que je voulais partir !

Partir pour revenir un jour, mais quand ?

Un jour !

Avec la complicité de mon logeur j’avais loué dès mon arrivée un scooter très couleur locale, jaune d’or, rouge et bleu ! Les couleurs de la Guadeloupe. Aucune chance de passer inaperçue, j’étais autonome et libre. Libre mais triste. Infiniment.

J’aurais tellement aimé entendre mes enfants m’encourager dans mon projet, être assurée qu’ils me comprenaient, qu’à leurs yeux cela ne faisait aucun doute que je méritais ce temps de repos auquel j’aspirais. Lorsque je me suis envolée pour les Caraïbes, seules des amies étaient là pour m’épauler et surtout m’empêcher de renoncer à ce voyage au moment d’embarquer.

Elles redoutaient cet « et si » qui risquait de sonner le glas de mes projets ! Et si ma mère avait besoin de moi ou l’un de mes petits loustics, l’un de mes enfants ! Je me doutais de leur réponse… Et si tu tombes malade, ou pire, qui se souciera d’eux tous ! Pas faux mais quand la culpabilité vous taraude, sauter le pas est incroyablement difficile. Il a fallu que la vie m’adresse de nombreux signes avant que j’envisage de me choisir. C’est le dernier qui a fait la différence. J’avais bien compris que physiquement j’étais au bout du rouleau, les analyses médicales demandées par le médecin ne laissaient pas de place au doute, mon corps criait grâce. Mais je repoussais sans cesse, j’avais toujours une bonne raison à avancer.

Il a fallu que la vie conspire à me faire me choisir ! Elle a utilisé un de mes points faibles pour se faire entendre, la gourmandise. C’était le marché de Noël, je me baladais dans le délicieux village de Taurinya, lorsque j’ai avisé un tout petit stand où trônait un énorme tas de « merveilles », ces délicieux beignets dont me régalait ma grand-mère. Un tout petit bout de femme m’en a tendu un sans rien dire, mes yeux devaient parler pour moi. Je me suis empressée de refuser l’assurant de ma détermination à lui en acheter, histoire de leur faire honneur.

- « Et si vous étiez déçue ? » m’a t’elle répondu d’une voix fluette. «  Goûtez d’abord ! »

Pas de déception, c’était évident et je ne doutais pas de faire des heureux en revenant avec mes merveilles le soir même. La petite grand-mère venait de remplir un sachet quand elle m’a regardée et dit doucement :

- « Rien que pour vous, c’est important de se faire plaisir. C’est bien d’être égoïste parfois. »

Je lui ai souri, hochant la tête.

- « Mes merveilles vont vous mettre de la joie au cœur, vous allez retomber en enfance. »

J’ai détourné les yeux, histoire de ne pas lui montrer mes larmes mais sans doute était-ce trop tard. Elle m’a pris la main m’invitant à m’asseoir à ses côtés.

- « Vous savez quand on était petit, parfois pour arrêter le jeu, on criait pouce. C’est toujours possible. Quand vraiment cela ne va pas il faut savoir tout arrêter. »

Je me suis mis à pleurer comme une madeleine, elle n’a rien dit me tenant juste la main. Les larmes séchées, je me suis levée pour l’embrasser et la remercier.

- «  C’est bien de s’écouter et de s’aimer. » a t’elle dit en guise d’adieu.

Mon sachet de merveilles à la main j’ai tournicoté dans le village un petit moment, acheté un petit bouquet de houx que je destinais à ma petite grand-mère. Revenant sur mes pas j’ai retrouvé la rue aux merveilles mais plus de stand, j’ai interrogé les personnes des étalages voisins, nul ne pouvait me renseigner. A croire que j’avais rêvé. Pourtant mon sachet de merveilles prouvait le contraire.

Troublée j’ai regagné ma voiture.

Que penser de ce que je venais de vivre ?

Une rencontre extra ordinaire !

J’ai décidé de suivre les conseils reçus, je me suis choisie.

Je me suis envolée pour d’autres cieux.

 Le temps a passé comme en rêve, je n’ai rien fait d’extraordinaire si ce n’est nager comme une forcenée. Pas besoin de cuisiner, les multiples petits lolos ont tous de délicieux petits plats. Sur mon scoot j’ai visité les environs immédiats puis emprunté les taxis collectifs pour élargir mon périmètre de découverte. Cela m’a permis de faire de jolies rencontres qui ont vite égayé mes soirées. Je ne pensais plus trop souvent à ceux que j’avais laissés en métropole, la vie était douce, simple.

Le temps passant quelques SMS me sont arrivés puis le rythme s’est accéléré.

La famille s’inquiétait, pas de moi, de la date de mon retour.

Manifestement ce que je découvrais ne les intéressait pas, jamais de question.

Il faut dire qu’en mon absence mes enfants ont été obligés de s’occuper, un peu, de leur grand-mère. Une visite de temps à autre, rien à voir avec les séjours que je passais avec ma mère pourtant mais il est vrai que consacrer son dimanche à une personne toujours grognon n’a rien de folichon.

J’éludais la question du retour, après tout depuis plus de 5 ans, une semaine par mois je séjournais en Ariège, dans un coin oublié de la civilisation. Je ne dirais pas à mille milles de tout lieu habité mais pas loin ! Gérer le quotidien, les démarches en tout genre, vivre la télé allumée en permanence.

La télé, « Plus belle la vie » ! Je hais.

Puis un soir revenant d’une journée bronzette, le ciel m’est tombé sur la tête !

Ma mère avait fait une mauvaise chute et s’était fracturée l’épaule. Certes cela aurait pu être pire mais son état ne justifiant pas une hospitalisation longue durée on me demandait de rentrer pour venir la garder à son domicile. Elle refusait tout séjour dans un centre de convalescence.

Complètement abattue, après être allée aux nouvelles, je me suis décidée à chercher un vol de retour. La connexion étant indigente j’ai pris le scoot pour filer chez des amis à Bouillante effectuer la réservation. Barcelone étant la meilleure opportunité, personne dans la famille ne pouvait se libérer pour venir me chercher, je me suis résolue à appeler une amie. Navrée pour moi, elle m’a assurée de sa présence à l’aéroport allant jusqu’à me remercier de lui offrir l’occasion de se balader dans la capitale catalane !

Plus que trois jours de répit et j’allais m’envoler retrouver ma vie d’avant !

Mesurant ma détresse Ancinette, chez qui je venais de finaliser ma réservation a proposé de me servir de guide pour découvrir les Saintes !

Quelle merveille cet archipel !

Nous avons joué les parfaits touristes, tour de l’île en voilier puis location de scooters pour une découverte en règle. Le Fort Napoléon et ses iguanes, bain et déjeuner à l’Ans’oleillé sur l’anse Rodrigue, virée jusqu’à l’Anse du Pain de Sucre pour finir en beauté à l’Anse Figuier.

En beauté ! C’est le cas de le dire.

C’est à cet instant que ma vie a basculé !

Je trempais béatement quand j’ai avisé une de ces maudites chèvres le museau dans mon sac. Tout son contenu était en passe de finir en lambeaux.

Giclant de l’eau en moulinant des bras, je me suis pris les pieds dans une racine. J’ai vécu alors une bien curieuse expérience. Je me suis en quelque sorte dédoublée, une partie de moi me regardait, affalée le nez dans le sable, s’interrogeant sur ma soudaine immobilité. Je ne ressentais rien, le temps était comme suspendu. Lorsque j’ai réintégré mon corps physique, une douleur épouvantable m’a coupé le souffle.

Instantanément un attroupement s’est formé autour de moi, chacun y allait de ses conseils. Sonnée, la seule chose dont je me souvienne est de ce verre de rhum qu’un grand gaillard voulait m’offrir.

Ancinette ayant réussi à se faire entendre un îlot de calme s’est créé autour de moi en attendant les pompiers. Quant aux scooters, c’est tout juste s’ils ne se sont pas battus pour nous rendre service et les reconduire chez le loueur.

Je suis partie sur le brancard comme une vraie star, une « doudou » pleurait même à chaudes larmes.

A toute chose, malheur étant bon, le soir même ma réservation de vol était annulée.

Méga entorse et poignet fracturé, même sans déplacement inutile d’envisager de voyager !

La joie de mes amis de me garder auprès d’eux n’a eu d’égal que la véhémence de mes enfants. A croire que je l’avais fait exprès !

Le temps s’est écoulé, agréablement. J’ai été chouchoutée et bien que fortement commotionnée la présence de la mer m’a offert une rééducation naturelle de choix.

Deux bons mois plus tard, me voilà de retour en métropole, en Ariège qui plus est, un sentiment de culpabilité au cœur.

Ma mère ne pouvant rentrer chez elle seule et ayant refusé la présence d’une auxiliaire de vie que lui avait trouvé mon fils, a intégré contre son gré une maison de retraite. Mes enfants n’ont pas eu mes scrupules !

J’hésite à sortir de la voiture, de nouveau je me joue des films.

Comment vais-je la trouver ?

« Et si » elle était entrain de se laisser mourir !

Lentement je gagne le hall d’accueil, pour me présenter, savoir où la trouver !

- « Madame Attaf ? Voilà bien une dame insaisissable, si nous savons toujours où se trouvent nos autres résidents, votre maman est un vrai courant d’air ».

La femme m’ayant grosso modo renseigné sur l’emploi du temps supposé de ma mère et la topographie des lieux, j’ai enfilé les couloirs pour déboucher sur une vaste salle. Une joyeuse tablée de têtes chenues tape le carton et aucun doute possible ma mère est du nombre.

- « Coucou, Maman ! »

- « Ma fille ! te voilà ? Tu tombes mal, te vas devoir attendre un peu, aujourd’hui c’est belote et nous venons juste de commencer. »

- « Et bien je vais t’attendre . C’est pas grave. »

- « Non, non vas faire un tour, tu verras le jardin est agréable. »

Le ton est donné, le reste de la journée va me montrer sans équivoque que ma mère est comme un poisson dans l’eau. Elle a retrouvé de vieilles copines et même un ancien soupirant. Je ne lui suis plus d’aucune utilité, elle ne s’est même pas inquiétée de mon accident. Sans doute l’a t’elle oublié, c’est parfait ainsi, tout est juste.

Je suis libre et dans ma tête un scénario s’écrit à toute vitesse.

Bouillante m’attend, j’ai encore beaucoup à explorer là-bas. Et ailleurs aussi !

De ce qui me semblait le pire a surgi le meilleur.

Merci la Vie !

Il suffisait de lui faire confiance, de décrypter les signes qu’elle m’adressait.

Inutile de garder la tête dans le guidon, lâcher-prise était la seule conduite à tenir.

Dominique Longville

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10 janvier 2024 3 10 /01 /janvier /2024 16:10

Il est des histoires qui vous vont droit au coeur et dont vous ressortez chamboulé ! Je n'aurais jamais pensé être à ce point touchée par le sort réservé au village de Brovès et à ses habitants.

Si j'ai tendance à imaginer le pire, si je n'ai aucune sympathie pour ce qui de près ou de loin à à voir avec l'autorité, sans doute suis-je née rebelle d'une mère rebelle, j'avais encore des illusions. Le Larzac est une cause qui m'a beaucoup touchée en son temps mais là on touche à l'ignominie la plus totale.

Fonctionnant Frédo et moi en parfaite symbiose, sans nous concerter nous avons eu envie de témoigner en écrivant une nouvelle dont le thème est ce village de Brovès.

Frédo a choisi de faire parler le village, je me suis attachée à l'une de ses habitantes, certes je lui ai changé le nom mais Aline a bel et bien existé tel que je le mets en scène...

Ne nous voilons pas la face nous pourrions être l'un de ces brovésiens que l'Etat, l'Armée ont broyé !

Dominique

 

A Seillans le 10 juillet 1974

Monsieur le Président de la République,

   Si je vous écris cette lettre aujourd’hui ce n’est pas avec l’espoir d’être lue, je sais fort bien que vous avez autre chose à faire et que dans le meilleur des cas ce sont vos sbires qui se chargeront de cette tâche. Mais au moins ce sera dit et peut-être se trouvera-t’il une oreille attentive pour comprendre ma détresse.

Je sais que vous n’êtes pas responsable de ce que je vis actuellement puisque vous n’êtes président que depuis le mois de Mai 1974 mais votre prédécesseur, Monsieur Pompidou n’est plus ! Ne comptez pas sur moi pour ajouter le traditionnel « Paix à son âme », ce serait pure hypocrisie de ma part !

Mais avant toute chose permettez moi de me présenter.

   Je me nomme Aline Giniel née Panisson le 3 mai 1891. Veuve de Jean Giniel depuis le 15 juillet 1916, j’ai élevé seule nos deux enfants, un garçon et une fille. Originaire du village voisin de Comps-sur-Artuby j’ai exercé pendant de longues années le métier d’institutrice à Brovès où mon défunt époux était maréchal ferrant. Mon fils a perdu la vie lors de la seconde guerre quant à ma fille, installée en ville, à Toulon, elle y a enseigné jusqu’à sa cessation d’activité. Je la vois régulièrement mais la distance qui nous sépare est un frein aux visites. Je peux dire que notre famille a donné sans compter à la France, son labeur, ses vies !

Au fil des ans Brovès est devenu mon fief, toujours heureuse de partager des moments conviviaux avec les autres habitants, leurs enfants ne sont-ils pas un peu les miens. Ils me le rendent bien d’ailleurs même aujourd’hui !

Pour nous les brovésiens, et je ne compte pas ceux qui chaque été revenaient couler des jours heureux en famille loin de la ville où la vie les avaient parachutés, notre vie a basculé le 4 août 1970 mais je ne suis plus la bonne conteuse qui ravissait mes élèves. Je saute des étapes.

   Tout a commencé en 1955 avec la création du camp militaire de Canjuers pour «  nécessités stratégiques ».

En 1963, Monsieur Pompidou, premier ministre, alors en déplacement à Toulon offre purement et simplement notre village de Brovès au camp militaire. Une enquête publique est évidemment ordonnée par arrêté mais à peine avions-nous porté nos doléances en mairie que cinq jours plus tard un avis favorable à l’installation du camp était rendu !

Malgré de multiples protestations, les expropriations n’ont pas traîné et le 4 août 1970, notre mairie a fermé. Je m’en souviens parfaitement occupant de manière bénévole, en ma qualité d’ancienne institutrice, les fonctions de secrétaire !

En 1972 notre village par décret était rayé de la carte de France.

Imaginez ce que cela vous ferait si, comme ce fut le cas pour ma fille née à Brovès et devant renouveler votre carte d’identité, vous découvriez que l’on a changé votre lieu de naissance ! Évidemment étant né Coblence en Allemagne, il y a peu de chance que cela vous arrive.

Même notre monument aux morts et le cimetière ont été déménagés ! J’ai perdu mon époux une seconde fois, je n’ai même plus la possibilité de me rendre sur sa tombe.

Lui et tous ceux tombés au « champ d’Honneur », comme cela se dit, n’ont plus droit de cité à Brovès !

Quelle honte !

Mort pour la France !

Pour quelle France ?

   Dire que pendant des années je me suis conformée aux ordres émanant de ma hiérarchie, parlant morale à mes élèves. Je repense à ces maximes que je qualifierais aujourd’hui de mensongères, de stupides… « Bien mal acquis ne profite jamais » ou encore « Plus fait douceur que violence » !

Dire que j’amenais mes petits à comprendre qu’une bonne castagne ne réglait jamais aussi bien un problème qu’une discussion calme entre belligérants !

Je me dis aujourd’hui que plutôt que subir nous aurions dû comme ceux du Larzac prendre les armes ! Que nous sommes-nous levés en 1968 pour joindre nos voix aux jeunes ! « Vous vous foutez de nous » écrivaient -ils sur les murs à Nanterre, quelle justesse !

   Mais voyez-vous monsieur le Président, le pire est à venir !

   Le 6 juin 1974, les quelques brovésiens encore sur place ont été expulsés de leurs maisons manu militari, rien d’excessif dans mes propos. Militaires, policiers étaient là pour nous « virer » de chez nous.  Mes plus proches voisins, dont la future résidence n’était pas encore terminée, se sont vu refuser le droit d’emporter leur porte d’entrée et des volets qu’ils avaient fait changer il y a quelques années. Propriété de l’armée ! Ils ne furent pas les seuls !

Quant à moi !? Je n’aurais jamais imaginé être traitée comme je le fus.

Certes je n’étais plus très vaillante mais j’arrivais encore à entretenir un carré de jardin, à m’occuper de mes poules. Je conservais avec la complicité de mes voisins une certaine autonomie et je pouvais toujours compter sur leur bienveillance. Ils leur arrivaient de m’associer à leurs déplacements en « ville », il ne se passait pas une journée sans que je reçoive une petite visite.

Sans doute n’était-ce pas important aux yeux de ceux qui se croyaient investis du droit de vie, et de mort, sur la population.

Je me suis retrouvée « placée », à l’hospice de Seillans. Placée, quel vilain mot !

Comme un objet !

J’ai dû abandonner mes poules et mon chat ! Un vieux matou de quinze ans !

Imaginez sa détresse !

Heureusement pour lui, il existe de braves gens prêts à tout, même à braver les interdits ! Les multiples panneaux d’interdictions qui ont fleuri partout n’ont pu empêcher deux jeunes du village de pénétrer dans ce périmètre interdit pour venir le récupérer après de longues heures de recherche. Aujourd’hui mon vieux « pépère » coule des jours au calme chez d’anciens voisins, l’hospice ne les acceptant pas. Il vient me rendre une petite visite à l’hospice régulièrement, mais il me manque tellement.

Nous étions un vieux couple !

   Les touristes par centaines se pressent à Oradour-sur-Glane pour prendre l’atmosphère de ce village sinistré par des faits de guerre, nous sommes un village sinistré en période de Paix pour que des hommes puissent jouer à la guerre !

Encore avons-nous évité le pire jusqu’à présent puisqu’il fut question de raser purement et simplement notre village ruiné, maintenant que nul militaire ne vient jouer à la guerre en son sein.

Mais tout ceci n'est que la partie immergée de l’iceberg.

Je ne me suis pas attardée sur le cas de la faune sauvage soumise au stress des manœuvres militaires, des tirs d’obus et de missiles. Cette région que je prenais plaisir à faire découvrir à mes élèves recèle des trésors architecturaux et archéologiques, une flore exceptionnelle. Tout ceci est aujourd’hui caché à nos yeux, alors que ces richesses auraient dues rester un bien commun, être classées au Patrimoine de l’Humanité !

Nous avons même sur le territoire de notre commune des espèces rarissimes dont une n’est connue qu’ici même ! Mais comment s’étonner du mépris avec lequel sont traités les animaux, la nature d’une manière générale puisque les humains comptent si peu !

J’espère Monsieur le Président quitter ce monde rapidement et même si l’affection de ma fille me nourrit encore, je n’ai plus de goût à vivre.

Vos prédécesseurs, mais sans doute n’êtes vous pas différents, ont tué ma foi en l’Humanité. Vous êtes en guerre contre le peuple, un sentiment de supériorité vous anime, puisse-t’il vous étouffer un jour, vous et tous ces politiques qui détruisent ce que la Vie offre de meilleur !

Ne recevez pas ma sincère considération mais croyez en mon profond dégoût pour le Monde que vous représentez !

Aline Giniel

 

 

 

 

 

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10 janvier 2024 3 10 /01 /janvier /2024 14:54

Je suis un village français. Un petit village.

Non, pardon…

J’étais un village français.

Je n’existe plus.

Je suis mort.

On m’a vidé de ma substance. On m’a volé ma vie.

Je vois très bien ce que vous imaginez en lisant ces mots. La guerre. Hé bien non, vous vous trompez. Bien sûr, j’ai subi plusieurs guerres au fil des ans, au fil des siècles. Mais elles n’ont pas eu raison de moi. Certains de mes habitants ont péri au cours de ces conflits, comme partout ailleurs, en France.

Morts au champ d’honneur.

Morts pour la patrie.

Mais non, moi, aucun ennemi étranger n’est responsable de ma disparition. D’ailleurs, je ne devrais pas parler de disparition puisque je suis toujours là. Quelques dizaines de constructions et une petite église aux murs partiellement effondrés, aux toitures souvent arrachées, aux fenêtres béantes, aux volets disloqués, battants, et aux vitres brisées. Un fantôme de village ; une ruine. Voilà ce que je suis.

Je ne suis même pas ce que l’on nomme un « village martyr » victime de la barbarie humaine bien que certains me nomment Oradour-en-Provence ; je ne suis même pas une curiosité historique, puisque mon territoire est interdit. Quoique…

Puisqu’il ne s’agit pas de faits de guerre, vous allez sans doute penser désertification des campagnes, exode rural, pénurie d’eau, épidémies ; peste ou choléra. A moins que vous n’imaginiez un cataclysme naturel ; séisme, pluies torrentielles, etc… Il y a tant de possibilités.

Hé bien non, pas davantage. Je n’ai rien subi de tel, ou du moins, ce n’est pas la raison de mon état.

J’étais un havre de paix. La vie n’était pas toujours facile ici ; le climat peut être rude en altitude. Mais j’abritais une petite communauté tranquille et vaillante qui travaillait la terre, élevait des chèvres, des moutons, des poules… Il y avait des chiens, des chats… Toute une vie s’épanouissait là, dans le décor majestueux des pré-Alpes d’Azur où les touristes aiment venir chercher le calme et la sérénité, la fraîcheur aussi en été, loin de la trépidation urbaine du littoral et des stations balnéaires surpeuplées.

Aujourd’hui, beaucoup de véhicules passent par là, en toute saison, à toute heure, là, à quelques pas de moi, ralentissant parfois à ma vue, s’interrogeant peut-être sur la décrépitude évidente de mon bâti. Il y en même qui vont jusqu’à s’arrêter pour prendre des photos. Mais combien d’entre eux connaissent mon histoire ou cherchent à la connaître ?

Mon histoire commence au IXème siècle. Peut-être même avant, qui sait, mais les premiers écrits mentionnant mon nom remontent à cette lointaine époque. C’est dire si mon âge est respectable ! Un respect que l’État français ne m’aura pourtant guère accordé, et pas davantage à la vie que j’abritais. Car c’est lui, l’État français, c’est elle, la France, la responsable de ma triste situation.

Mon déclin a commencé dans les années soixante, en pleine période de guerre froide. La France se devait de posséder une armée puissante. Depuis 1955, la création d’un vaste camp militaire était à l’étude dans le sud-est de la France. En déplacement à Toulon, en 1963, le premier ministre s’était déclaré définitivement favorable à l’implantation d’un camp de trente-cinq-mille hectares, le plus vaste champ de tir d’Europe occidentale. Trente-cinq-mille hectares !!! Et le pire, c’est que j’en faisais partie !

Je ne suis pourtant que la partie émergée de l’iceberg ! Combien de fermes, de bastides, de bergeries, de terres exploitables ont ainsi été confisquées, livrées à l’absurdité des tirs en tout genre, obus, roquettes, j’en passe et des meilleurs ?

Il y eut bien entendu une enquête publique et les villageois s’empressèrent de porter leurs doléances en mairie pour signifier leur désaccord. Comment auraient-ils pu s’accommoder d’une décision les condamnant à la perte de toutes leurs possessions ? L’enquête dura… cinq jours. Cinq petits jours et la décision tomba (mais sans doute était-elle déjà prise), entérinant la création du camp militaire, pour la plus grande satisfaction de l’armée, des dirigeants du pays et du président du Conseil Général du Var qui poussa le cynisme jusqu’à prononcer cette phrase inoubliable : « mais que les habitants se rassurent ! Leurs filles pourront épouser des militaires ! ».

Abasourdis, ébahis, sonnés, les villageois ont pris la mesure de leur insignifiance face au pouvoir et compris qu’ils allaient être impitoyablement expulsés, chassés de leurs terres ancestrales, sans qu’aucune voix ne s’élève pour les défendre contre cette décision inique, indigne de la devise du pays « Liberté, égalité, fraternité ».

La mairie a fermé le 4 août 1970. Je n’avais plus d’existence légale. Dès lors, les natifs du village qui renouvelaient leurs papiers d’identité constataient avec stupéfaction que leur lieu de naissance avait été modifié.

Je n’avais pas de futur et je n’avais même plus de passé !

Je n’existe plus. On m’a rayé de la carte. Ils ont détruit mon cimetière, rassemblé les restes des défunts dans un ossuaire. Ils ont déplacé le monument aux morts.

Peu à peu, les habitants sont partis, mais en juin 1974, il en restait encore sur place. Leurs « maisons de rechange » n’étaient pas prêtes à les accueillir. Alors ils attendaient. C’est normal. On n’allait pas les mettre dehors, quand même !

Mais si. On leur annonça tout à coup qu’il leur restait quatre jours pour vider les lieux. Et interdiction d’emporter portes ou volets devenus propriété de l’armée !

Chassés comme des malpropres, expulsés par la police pour enfin laisser place nette à l’armée. Quant aux personnes âgées esseulées, on les a purement et simplement envoyées en maison de retraite.

Combien de vies brisées dans l’indifférence générale ? Pourtant, du côté du Larzac, la mobilisation avait porté ses fruits ; ils avaient renoncé à l’agrandissement du camp. Mais pour moi, qui s’est battu ? Qui a dénoncé ? On a un peu parlé de moi, quelques lignes dans les journaux locaux ; quelques lignes pour dix ans d’agonie. C’est peu.

Pourtant, étant situé en bordure du camp, il eut été facile de déplacer un peu la frontière de quelques centaines de mètres pour nous épargner, mes habitants et moi. Sans doute y aurait-il eu quelques terres perdues, mais l’essentiel aurait été préservé.

Je crois qu’ils avaient vu en moi un excellent terrain de jeu. D’ailleurs, dans les premiers temps, ils se sont amusés à mimer des combats de rues entre mes murs ; et puis ils ont renoncé car j’étais devenu potentiellement dangereux pour eux. Voilà, très vite, je ne servais déjà plus à rien.

J’étais mort pour rien.

Ah, pas tout à fait ; j’ai quand même servi de décor pour des tournages. Un film, remake du Schpounz, et un spot publicitaire pour l’armée où mes ruines faisaient merveille comme décor de guerre. Même pas besoin d’aller jusqu’au Kosovo pour filmer des combats de rues ! Belle économie.

Finalement, je suis devenu suffisamment inutile pour qu’en 2005 le colonel responsable du camp envisage de me faire raser. Après tous les outrages qu’on m’avait fait subir, je n’espérais plus grand-chose de bon. Il y avait eu les pillages des premiers temps, des camions entiers de tuiles, de briques envolées, disparues ! Comment cela était-il possible ? Ce ne sont pourtant pas les panneaux d’interdiction de pénétrer sur les lieux qui manquent ! L’armée ne surveille donc pas ? Même la cloche de l’église a disparu, et là, pour aller la chercher là-haut, il fallait vraiment des spécialistes. Des mauvaise langues parlent de complicité.

Je sais tout, j’ai tout vu, mais je ne dirai rien.

Enfin bref, lorsqu’il a été question de me faire disparaître physiquement, définitivement, les habitants se sont insurgés et ont fondé une association de défense qui me vaut d’être toujours là. Depuis, chaque lundi de Pentecôte, l’armée autorise mes anciens habitants à se réunir ici… Enfin, pas vraiment ici, dans la petite chapelle dédié à Saint-Romain, mon saint patron, à quelques pas du village. Ici, ce serait trop dangereux. Au moins, je demeure vivant dans quelques mémoires… Jusqu’à ce que le dernier disparaisse.

Quelques projets de mise en sécurité, voire de restauration sont parfois évoqués. Mais je n’y crois pas trop. Cela coûte cher ; l’armée n’a pas de moyens à consacrer au superflu. Et puis de toute façon, cela ne fera pas revenir ceux qui sont partis Le mal est fait.

Alors je reste là, béant à tous les vents, me délitant, pierre par pierre, sous les intempéries. Elle finiront bien par avoir raison de moi.

Je suis fini.

Mort par la patrie.

Brovès, village du Haut-Var, camp militaire de Canjuers, France

Frédérique

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10 novembre 2023 5 10 /11 /novembre /2023 20:29

Sœur Juliette

Une nouvelle de Frédérique Longville

 

Abbaye Saint-Martin du Canigou

Juliette sursaute. La cloche de l’abbatiale ébranle le silence de la montagne, répercutée par l’écho. L’heure de l’office ! Elle est encore en retard. Elle ignore depuis combien de temps elle est là, à rêvasser, le regard perdu dans le ciel, fascinée par les forme évocatrices des nuages. Curieusement, tout à l’heure, par le hasard de courants contraires, deux masses nuageuses glissant l’une vers l’autre, sont venues former un cœur d’azur d’une forme presque parfaite au dessus de sa tête. Un hasard ? Peut-être, mais comment ne pas y voir un signe, un message divin doux et réconfortant ?

Oh, Juliette sait bien qu’elle est aimée par Celui à qui elle a décidé de consacrer sa vie. Il l’aime tout autant qu’elle L’aime… Et plus encore ! Mais alors, pourquoi sa sérénité est-elle de plus en plus souvent ébranlée, pourquoi le doute s’insinue-t-il régulièrement dans ses pensées ? Pourquoi cette nostalgie, cette tristesse s’installe-t-elle en elle depuis quelques temps ? La tristesse, mais aussi l’angoisse, une angoisse qui confine parfois à la panique… Depuis quand ?

En réalité, elle ne saurait le dire précisément, ni si ce malaise provient d’un évènement précis dans sa vie. Le doute est arrivé sournoisement, insidieusement au début, insignifiant à tel point qu’elle n’en a pas pris conscience sur le moment. Une chute de moral par ci, un air de mélancolie par là, un brin de nostalgie en passant. La gaîté, l’enthousiasme et la confiance des premiers mois s’en sont allés.

Pourtant, Juliette en est convaincue, cela n’a rien à voir avec ce lieu magique où elle réside, ce décor grandiose dont la découverte lui a gonflé le cœur d’un élan de joie authentique et pur. Jamais elle ne s’était sentie aussi proche du Divin. Aurait-elle jamais pu imaginer dans ses rêves les plus fous pouvoir vivre en un si bel endroit, au sein d’une majestueuse abbaye du XIème siècle érigée à flan de montagne, en surplomb d’une étroite vallée creusée par un torrent tumultueux. Protégée par les murs séculaires, Juliette y a enfin trouvé la paix et la sécurité auxquelles elle aspirait depuis toujours. La beauté des bâtiments, l’élégance des jardins peuplés d’oiseaux, la somptuosité du décor dominé par les crêtes dentelée du massif, tout comme l’accueil chaleureux d’une communauté bienveillante et joyeuse ont aussitôt comblé tous ses désirs et ses espoirs. La vie monastique, enfin, lui apportait le meilleur dans l’amour du Christ ; le bonheur absolu.

Mais aujourd’hui, la beauté des lieux, la gaîté et la bienveillance des sœurs de la congrégation, une vie simple rythmée par les offices, les occupations quotidiennes, -cuisine, entretien des lieux, jardinage...- ne lui suffisent plus. L’esprit de Juliette s’évade de plus en plus fréquemment dans une autre vie, celle de son passé, auprès de ses parents qui viendront la voir bientôt, de sa sœur qui se marie au printemps et vit depuis deux ans dans le Lot avec son futur époux, de son frère handicapé depuis sa naissance et qui a failli mourir au début de l’hiver. Les images de sa vie de petite fille intrépide et rêveuse lui reviennent en mémoire, les vacances dans la propriété de son grand-père en Normandie, les chevaux et les folles parties de jeux avec une ribambelle de cousins, les chasses au trésor et les baignades à Trouville.

Juliette se souvient aussi de son parcours scolaire, de l’école maternelle jusqu’au baccalauréat obtenu avec la mention « très bien ». Elle a adoré l’école. Élève brillante, elle a souvent été la chouchoute de ses professeurs sans que les autres élèves n’en prennent jamais ombrage. Peut-être émanait-il d’elle un charisme particulier ? L’école était son refuge, l’endroit où elle trouvait la stabilité trop souvent ébranlée chez elle par la maladie de son père. Diagnostiqué schizophrène depuis de nombreuses années, en proie à de nombreux délires mystiques, ses crises étaient fréquentes, surtout lorsqu’après plusieurs semaines de traitement, il décidait de tout arrêter. Les rechutes étaient terribles. Juliette vivait dans une peur permanente. Elle aimait son père, bien sûr, mais que n’aurait-elle parfois donné pour que son état l’oblige à demeurer interné, ce qui arrivait épisodiquement.

A l’école, puis au collège et au lycée, Juliette avait toujours trouvé le calme et la paix à laquelle elle aspirait. Elle pouvait enfin oublier le fragile équilibre familial, se laisser aller passagèrement à une insouciance de son âge. Juliette voulait faire de longues études. Elle aimait les langues, la philosophie mais les sciences l’attiraient également et elle ne savait trop vers où s’orienter. Guidée par ses parents, pratiquants convaincus, et par le prêtre de la paroisse, elle décida de consacrer ses premières vacances de bachelière à une retraite dans un centre de jeunes catholiques, pour se donner le temps de réfléchir. C’est au cours de ces quelques semaines estivales, pleines de joie et de partage, que l’idée d’embrasser la voie religieuse prit tout son sens pour Juliette. A la fin de l’été, sa décision de ne plus quitter la communauté et de consacrer sa vie au Christ, fit l’effet d’une bombe au sein de la famille. Mais plus rien ne pouvait désormais la faire changer d’avis : elle serait religieuse.

 

 

 

Juliette a tenu bon. Après avoir intégré la communauté en tant qu’aspirante, la congrégation l’a orientée là où elle se trouve actuellement, en qualité de postulante, puis de novice. En vérité, elle ne regrette pas son choix, son engagement au sein de l’église, mais peu à peu un sentiment de manque s’impose à elle. Juliette a toujours eu soif d’apprendre et la vie monastique ne la nourrit plus comme elle le souhaiterait. A son arrivée, on lui avait assuré qu’elle pourrait étudier la philosophie et la théologie, or, à ce jour, plusieurs années après, aucune perspective d’enseignement ne lui a été offerte. Son père, lui-même, s’en désole.

Mais peut-être manque-t-elle de patience ?

 

 

 

 

Juliette pénètre tout essoufflée dans l’église et va s’installer le plus discrètement possible dans un recoin sombre de l’édifice sous le regard réprobateur d’une ou deux sœurs. Elles ne sont pas les seules à avoir remarqué son retard. Tout au fond de l’église, à droite de l’entrée, un homme d’un certain âge l’observe avec insistance. De haute taille, les cheveux blancs, mi-longs, le visage osseux et le regard bleu, il fait parti des quelques laïcs que la communauté accueille régulièrement dans ses murs, le temps d’une retraite spirituelle. Hugo Pfister est un habitué. Professeur de philosophie à la retraite, il séjourne une ou deux fois par an à l’abbaye où il trouve le silence et la paix propice à la méditation et à ses travaux d’écriture. Son comportement intrigue un peu tout le monde. Sa présence aux offices est rare et remarquée. A la différence des autres laïcs qui fréquentent généralement les lieux et font preuve d’une grande ferveur, tant pour réciter les prières que pour joindre leur voix aux cantiques, le professeur observe toujours le plus grand silence dans une parfaite économie de gestes. Toujours respectueux, il participe peu, se contentant de suivre le mouvement des fidèles, sans prononcer un mot et sans jamais communier. Mis à part les repas pris en commun, ce drôle de fidèle ne se mêle que rarement aux activités collectives, veillées ou jeux de société qui réunissent dans de joyeux moments de convivialité les « invités » et la communauté religieuse.

Juliette constate que les « retraités » sont de plus en plus nombreux sous leur toit. Que ce soit des personnes seules, en couple, ou des familles avec enfants, le désir de partager, ne serait-ce que quelques jours, la vie communautaire, connaît un véritable engouement. Cette ouverture sur l’extérieur représente pour tous un réel enrichissement et de nombreuses occasions d’échanger et de se réjouir ensemble. Une belle façon de vivre sa spiritualité. Mais Juliette y ressent parfois une bizarre sensation d’amertume … Envie ou regrets ? Les deux, peut-être.

Pourtant, elle prend souvent plaisir à échanger avec les résidents temporaires. Hugo Pfister l’intrigue. Elle aime son sourire et son regard bienveillant. Mais il l’intimide aussi beaucoup. Elle se sent gauche et ignorante en sa présence. Elle aimerait tellement échanger avec lui dans le domaine de la philosophie qui la passionne, mais comment oser ? Elle a la tête en friche, elle ne saurait que dire. Peut-être pourrait-il lui conseiller quelques livres ? La bibliothèque de l’abbaye regorge d’ouvrages sans doute passionnants, mais elle ne sait où donner de la tête. Elle sent que cet homme pourrait l’aider mais elle hésite à aller vers lui de crainte de paraître stupide.

Juliette a bien conscience d’assister à l’office en dilettante. Trop de pensées lui tournent dans la tête. Peut-être a-t-elle besoin de vacances ? Dommage qu’il lui faille encore attendre deux longs mois pour profiter des quatre jours qui lui sont accordés afin d’ assister aux festivités de mariage de sa sœur !

Soudain, les premières notes d’un très beau chant religieux s’élèvent sous la voûte ancestrale, magistralement exécutées par une résidente occasionnelle, une jeune femme effacée et secrète qui a mis du temps à se laisser convaincre de mettre son talent de pianiste au service de la communauté. Chacun s’en réjouit et regrette déjà son prochain départ. Juliette ferme les yeux, happée par la magie du chant, joignant sa voix avec bonheur à celles de ses consœurs. Une onde bienfaitrice parcourt son corps. En cet instant précis, elle n’a plus aucun doute. Elle est parfaitement à sa place ici, en communion parfaite avec l’Univers qui l’entoure. Son cœur se gonfle d’amour et de joie. Elle est en paix.

 

 

 

L’office se termine. Traditionnellement, la mère supérieure est la première à se diriger vers la sortie. Brusquement, parvenue à la hauteur de Juliette, elle s’arrête et enveloppe la jeune nonne d’un regard perçant. Juliette se sent rougir. Aurait-elle, elle aussi, remarqué son retard ?

- Je voudrais vous voir dans mon bureau dans dix minutes, sœur Juliette. A tout de suite.

La voix est douce, mais ferme. Juliette s’embrase en hochant la tête. Quelle faute a-t-elle commise ? Ce court retard justifie-t-il une sanction ? Un élan de révolte monte en elle tandis que la mère supérieure s’éloigne et que l’ensemble de l’assemblée quitte l’église à sa suite, mais aussitôt, une petite voix intérieure sentencieuse la sermonne : « C’est normal, tu fais n’importe quoi en ce moment. Il fallait t’y attendre, non ? ».

 

 

 

Une demi-heure plus tard, hagarde, éperdue, Juliette remonte lentement le couloir désert qui débouche sur le cloître. Elle est comme ivre, sonnée par la nouvelle qui vient de lui être assénée, une heureuse nouvelle, aux dires de la mère supérieure qui se faisait visiblement une joie de la lui annoncer. Juliette va poursuivre son noviciat au Canada, dans la province de Québec où la congrégation vient d’installer une communauté.

Abasourdie, Juliette est demeurée muette durant une longue partie de l’entretien, s’efforçant d’intégrer toutes les informations, de les analyser, dans l’espoir de s’en réjouir, comme sa supérieure semblait l’espérer.

En vain.

- Mais… Je vais devoir partir quand ?

- A l a fin du mois. C’est une chance, l’hiver sera presque terminé. Je crois qu’il est assez rude là-bas, mais ce doit être magnifique. Je vous envie !

A la fin du mois ! Juliette n’a fait qu’un bond, le visage déformé par le désarroi et l’horreur :

- Mais… Et le mariage de ma sœur ?… Je ne vais pas pouvoir y assister !

- Ah… Non, bien sûr. Mais est-ce bien le plus important ?

- C’est que… Je me réjouissais de revoir ma famille…

Un sourire compatissant a étiré les lèvres de la mère supérieure.

- Je comprends. Mais dites-vous bien, sœur Juliette, que votre famille, désormais, c’est la congrégation, l’Église… Le christ. N’est-ce pas ?

Juliette a à peine eu la force de formuler une timide approbation, suffisante pour arracher à sa supérieure un sourire triomphant :

- Alors, tout va bien !

- Je… Je vais rester longtemps, là-bas ?

- Je ne sais pas… Plusieurs mois car vous allez pouvoir y suivre un cursus complet de philosophie et de théologie ; je crois que c’est ce que vous souhaitiez. Mais peut-être aussi, des années, qui sait ?

Hébétée, anéantie, Juliette n’a rien répondu, le regard fixé au sol, les pensées en désordre.

- On ne peut pas reculer un peu la date du départ ?

Évitant le regard incrédule de sa supérieure, elle a cherché ses mots dans l’espoir de la convaincre :

- Juste pour que je puisse… C’est si loin, Québec… Jamais mes parents ne pourront venir me voir là-bas. Ils n’ont pas beaucoup d’argent et…

Le silence de la mère supérieure se prolongeant, Juliette osa enfin un regard en direction de son visage :

- Non. On ne peut pas reculer la date du départ. Nous avons fait vœu d’obéissance. Ne l’oubliez pas.

Juliette baissa la tête, vaincue.

- Vous pouvez vous retirer… Je vous suggère quelques minutes de recueillement dans la chapelle…

 

 

 

 

 

Juliette est épuisée et se laisse tomber sur un banc en pierre dans un recoin du cloître qui surplombe le ravin. En contrebas, le torrent dévale bruyamment les flancs de la montagne. Le Canada, Québec… Autant dire le bout du monde. Recroquevillée, les jambes pliées devant elle, les bras entourant ses genoux, le visage enfoui dans le tissus rugueux de l’habit monacal, elle se laisse envahir par le sentiment de détresse qui l’a saisie dès les premiers mots de sa supérieure. Elle ne reverra plus sa famille. Ou très épisodiquement, selon le bon vouloir de ses supérieurs. « Est-ce le plus important ? » a questionné la mère supérieure… Oui ! Répond le cœur douloureux de Juliette. Oui, elle les aime et ils lui manquent, en dépit de son amour intact pour Jésus. Elle est incapable de faire une croix sur eux. Elle a renoncé à son désir d’enfant, c’est déjà beaucoup et aujourd’hui, ce qu’elle envisageait il y a peu comme un sacrifice glorieux lui est de plus en plus pénible.

Elle s’est raisonnée, s’est persuadée de la justesse de sa vocation mais voilà que son engagement lui parait exagérément douloureux. Elle qui cherchait la paix en embrassant la voie religieuse, ne ressent plus que détresse et désespoir. Jésus ne peut l’aider en rien.

- Bonjour, ça va ?

Juliette sursaute, se redresse vivement, offrant à son interlocuteur un visage décomposé. Le professeur se tient face à elle, visiblement désolé de sa mine abattue. Des deux mains, elle s’essuie vigoureusement les yeux et renifle :

- … Oui, répond-elle dans un souffle.

Hugo Pfister ne peut retenir un léger rire :

- Hé bien… Excusez-moi, mais… On ne dirait pas.

- Je suis désolée, bredouille Juliette en fouillant dans sa poche à la recherche d’un mouchoir.

- De quoi ?

- De m’être donnée en spectacle.

Le professeur inspecte rapidement les alentours d’un air perplexe.

- Vous n’avez pas beaucoup de spectateurs… à part moi.

- C’est déjà trop ; j’ai honte…

- D’être triste ? Vous avez le droit.

- Mais je n’ai aucune raison.

- Ah...

Juliette aimerait s’enfuir, mais le professeur se tient devant elle, comme un obstacle à une possible retraite.

- Je peux m’asseoir ? Dit-il doucement.

A son corps défendant, Juliette bredouille un vague assentiment, sans oser dire qu’elle préférerait être seule.

- Apparemment, il y a au moins une raison, reprend-il. Mais vous n’êtes pas obligée de m’en parler.

Juliette soupire.

- En réalité, je devrais me réjouir, confie-t-elle en s’efforçant de parler normalement, d’analyser sans émotion la situation. C’est d’ailleurs ce que la mère supérieure m’a dit. J’ai une chance inouïe ; je vais voyager et j’adore ça. On m’envoie au Canada. Vous connaissez ?

- Un peu Québec. C’est tout.

- C’est là que je dois aller. Québec. Dans une maison de la congrégation.

Hugo Pfister hoche la tête.

- Il paraît que c’est un beau pays. Sans doute trop américanisé à mon goût. Personnellement, j’ai renoncé aux voyages en avion. Question d’éthique. Il y en a qui trouvent ça stupide. De toute façon, je trouve qu’il n’est pas nécessaire d’aller loin pour trouver la beauté.

- Je n’ai pas le choix, réplique Juliette avec amertume.

- Bien sûr. D’une certaine façon, c’est une nécessité pour votre… « travail ». Moi, je suis retraité, je fais ce que je veux.

- Je me plaisais bien ici, moi…

Le silence qui suit rend l’atmosphère lourde et pénible. Juliette est la première à réagir, préférant changer de sujet :

- Vous venez souvent ici, remarque-t-elle.

Ce n’est pas une question, mais une constatation.

- Oui, c’est un lieu paisible… et tellement beau.

- Mais pourquoi à l’abbaye, et pas… en bas, dans un hôtel, un gîte ?

La question a échappé à Juliette. Le regard surpris du professeur la fait rougir.

- Mais pourquoi pas ?

Elle se trouble :

- Vous ne priez jamais, lâche-t-elle d’une voix prudente.

- Qu’en savez-vous ?

De plus en plus gênée, Juliette tente de justifier sa remarque avec un petit haussement d’épaule :

- Lorsque vous venez aux offices… je ne vous vois pas participer. Excusez-moi… Je ne devrais pas vous dire ça.

- Si vous avez remarqué ça, c’est que vous n’êtes pas très concentrée, remarque-t-il en s’amusant de son air gêné.

Il ferme à demi les yeux, un petit sourire énigmatique accroché à ses lèvres. Bizarrement, la question de Juliette semble le mettre en joie. Depuis quatre ans, il fréquente l’abbaye à raison de deux retraites par an et c’est la première fois qu’un des membres de la communauté semble s’interroger sur ses motivations profondes.

- Je prie. Si, si, je prie. A ma façon. Pour moi, prier est un acte profondément personnel, intérieur. Je n’ai pas besoin d’apprendre des prières par cœur… J’ai eu une enfance catholique et j’en connais, bien sûr. J’ai pratiqué dans ma jeunesse. Pas très assidûment, je le reconnais. Et puis, je me suis fâché avec la religion. Je n’arrive pas à adhérer aux rites, aux dogmes, à cet espèce de carcan qu’une religion impose à ses adeptes. Mais par ailleurs, je ne me suis jamais senti athée. J’ai toujours pensé qu’il y avait quelque chose de Plus Grand que nous, une Force… Une Force d’Amour. Je la sens partout… Et surtout dans la nature, chez les animaux, les végétaux. Chez certains humains aussi. Mais beaucoup trop sont corrompus par l’argent. Ce que j’aime ici, c’est que, dans la beauté du lieu, de cette nature grandiose qui nous entoure, l’homme, porté par la foi, a réalisé une merveille.

Le professeur se tait un instant et Juliette attend patiemment qu’il poursuive, fascinée par ses propos.

- Moi, j’ai besoin de liberté pour prier, reprend-il enfin. Derrière les mots des prières, des prêches, je perçois toujours…

Hugo Pfister s’interrompt, hésitant, à tel point que Juliette craint qu’il n’ose poursuivre. Mais elle veut savoir :

- Vous percevez quoi ?

- La manipulation.

Elle fronce les sourcils, surprise, un peu choquée aussi. Comment doit-elle comprendre cette remarque ?

- Comment ça ?

Le professeur soupire et grimace :

- Je ne devrais peut-être pas dire ça ici, mais… Pour moi, trop souvent, le discours de l’Église véhicule la peur. Le fidèle doit craindre le jugement de Dieu pour rester sur la bonne voie. Il faut battre sa coulpe, confesser ses péchés, faire pénitence… Et puis, il y a cette idée permanente de sacrifice…

Il se redresse brusquement avec un geste nerveux de la main, comme s’il balayait ses pensées pour les chasser au loin :

- Non, je me tais, cette discussion va nous emmener bien trop loin !

Juliette est déçue. Il lui semble qu’elle pourrait l’écouter parler pendant des heures.

- Mais… ça m’intéresse, proteste-t-elle.

Il secoue la tête :

- Non, je ne peux pas m’autoriser à développer ça ici… Je suis désolé.

Juliette aussi. Elle n’a pas envie de le laisser partir :

- Comment priez-vous ? Questionne-t-elle doucement.

Il sourit, tardant à répondre.

- Avec mon cœur… Avec mes mots, à moi. Je remercie surtout beaucoup. La Vie. Je remercie pour la paix, pour la beauté, pour une averse ou pour un rayon de soleil. Pour toutes les circonstances qui me font apprécier la vie. Pour une rencontre, pour un sourire croisé en chemin… Pour un vol d’oiseaux dans le ciel, un arbre, une fleur. On peut trouver mille prétextes chaque jours pour remercier la Vie. Elle est magique.

Juliette est d’accord, mais ne peut néanmoins exprimer quelques objections :

- Et les situations, les rencontres désagréables ?

- Je m’empresse de les gommer ou de rechercher s’il y a en elles un aspect positif… Mais cela ne m’empêche pas d’être capable de me mettre en colère ! Je suis loin d’être parfait, vous savez !

Juliette aime le rire du professeur, sa voix qui apaise, sa lucidité, sa franchise. Quelle chance de pouvoir lui parler. Et il a raison ! Si elle n’avait pas eu cet entretien avec la mère supérieure, si elle n’avait pas appris cette nouvelle qui l’a bouleversée, elle ne serait pas là à s’entretenir avec lui, à goûter cette leçon de sagesse qui l’aide à retrouver un peu de sa sérénité.

- Mais il y a des drames aussi, ajoute-t-elle.

Le visage d’Hugo Pfister se fait plus grave :

- Bien sûr. Je connais. J’ai connu…

Il laisse filer quelques instants de recueillement intérieur avant de reprendre :

- J’ai perdu mon fils… Mon fils unique.

Juliette lève vers lui un regard douloureux, suspendue à ses lèvres.

- J’ai vécu l’enfer. J’étais pétri de douleur et de colère. Et ça a duré longtemps. Des années. Des années pendant lesquelles j’ai cherché à comprendre, à me faire aider. J’ai trouvé. Grâce à des lectures, des rencontres avec des personnes exceptionnelles – dont un prêtre, je dois dire- j’ai réussi à dépasser ma révolte et à comprendre que la mort est simplement un passage, un changement d’état… De niveau énergétique. Vous connaissez la loi de conservation de Lavoisier ? « Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme... ». Hé bien voilà, c’est ça : mon fils est vivant, quelque part, différemment, mais vivant. Je reste frustré, vous savez, mais je sais que je le retrouverai un jour. Je remercie la Vie de l’avoir mis sur mon chemin ainsi que les bonnes personnes pour m’aider à survivre à ce drame sans aigreur.

Juliette demeure songeuse, ébranlée par ce témoignage poignant.

- Mais vous priez qui ?

- Je prie…

Il s’interrompt, un peu perplexe.

- Dieu ? Suggère Juliette.

- C’est le nom que je pourrais lui donner, dans le sens où il s’agit de la Source de toute chose. Mais loin de moi l’idée de personnaliser cette expression ! Pour moi, Dieu ne saurait être représenté d’aucune façon, et surtout pas sous la forme humaine, bien sûr ! Dieu est partout. Dans toute chose, dans tout être, du plus minuscule à l’infiniment grand. Dans tous les règnes, animal, végétal, minéral… C’est l’Univers tout entier. Dieu est partout et en chacun de nous. C’est pourquoi j’estime ne pas avoir besoin d’intermédiaire pour m’adresser à lui. Je deviens animiste avec l’âge. Vous savez, je me sens de plus en plus proche des tribus dites « primitives » !

- Et Jésus ?

- Jésus, répète le professeur avec un sourire plein de tendresse. « Jeshua », pour moi... - je vais peut-être vous choquer, mais tant pis puisqu’on est à l’heure des confidences et de la sincérité !- Jésus n’est pas un Dieu mais il fut un homme exceptionnel habité par l’esprit de Dieu. Une Grande Âme… Un être de Lumière. Oh, bien sûr qu’il était capable de se mettre en colère ! C’était un homme. Quel Homme ! Ses colères étaient justes et destinées à faire grandir notre humanité. Bien peu l’ont compris. Même dans l’Église qui s’est empressée de saisir ses paroles pour exercer un pouvoir sur ses fidèles. En les déformant parfois… Souvent. Mais là, je n’en dirai pas plus, ma sœur !

Il enveloppe Juliette d’un regard malicieux.

- Je suis un rebelle, un contestataire, ajoute-t-il en riant. Mais je m’adresse souvent à Jésus dans mes prières et je sais qu’il m’aide lorsque j’ai besoin de lui. Mais vous aussi, vous pouvez lui demander de l’aide ! Vous êtes bien placée pour ça, non ?

Juliette rougit sous le regard insistant du professeur.

- Vous êtes novice ? Enchaîne-t-il vivement.

- Oui.

- Depuis longtemps ?

- Deux ans, bientôt.

- Et vous avez prononcé vos vœux temporaires ?

- Il y a peu de temps.

- Vous suivez des études ?

- Je vais entamer un cursus de philosophie et de théologie au Canada. Il y a longtemps que j’en ai envie.

- Et en attendant, vous lisez beaucoup, je suppose…

- Oui, mais il y a tellement d’ouvrages dans la bibliothèque de l’abbaye que je suis un peu perdue. Je ne sais pas toujours quoi choisir. Vous pourriez me conseiller ?

- J’irais y faire un tour et je vous ferai une liste. Mais surtout, je peux vous passer deux ou trois livres ! Il faut lire Montaigne… Je ne sais pas si vous le trouverez ici.

Juliette a à peine remarqué le léger clin d’œil plein de sous-entendus du professeur. Elle est surtout déçue :

- Je n’aurai pas le temps de lire avant mon départ.

- Vous les garderez. Je serai heureux de vous les donner. Vous partez quand ?

- A la fin du mois.

- Vous êtes obligée ?

- J’ai fait vœu d’obéissance.

- Pourquoi ?

Juliette le dévisage, troublée.

- Comment ça, « pourquoi » ?

- Oui, pourquoi ? Je me demande toujours ce qui peut pousser quelqu’un à faire vœu d’obéissance… Que ce soit dans la religion ou dans l’armée. Moi, je ne comprends pas. Je suis profondément, viscéralement, rebelle et désobéissant.

Juliette hausse les épaules :

- C’était ma voie… C’est… C’est plus facile.

Hugo Pfister sursaute, profondément surpris :

-Ah bon ?! Ah non, pas pour moi ! Et, excusez-moi, mais, vu votre réaction, je n’ai pas l’impression que ce soit si facile pour vous aujourd’hui.

- Oui, mais c’est parce que j’ai été prise de court. Je ne m’attendais pas à ça et je suis déçue de rater le mariage de ma sœur.

Juliette sent son cœur se serrer ; l’émotion revient à grands pas. Elle craint de se mettre à pleurer en présence de cet homme.

- Je serai loin de mes parents, de ma famille et… Je ne sais pas quand je pourrai les revoir…

Brusquement, Juliette saute sur ses pieds :

- Excusez-moi, je préfère ne pas en parler !

Elle s’est déjà éloignée de plusieurs mètres lorsque le professeur la rappelle :

- Ma sœur !

Juliette s’immobilise pour lui adresser un regard interrogatif.

- Êtes-vous sûre d’être sur la bonne voie ?

 

 

 

 

Juliette est rentrée précipitamment dans sa chambre, impatiente de donner libre cours à sa peine à l’abri des regards. La question d’Hugo Pfister la hante. Est-elle sur la bonne voie ?

Elle pensait l’être vraiment et c’est avec conviction et enthousiasme qu’elle a prononcé ses vœux. Prononcerait-elle aujourd’hui ses vœux définitifs dans le même état d’esprit ? Juliette se pose la question, les yeux fermés, concentrée sur ses ressentis. Tout son corps se crispe et les battements de son cœur s’accélèrent.

Est-elle capable de faire une croix sur tout ce qui a été sa vie jusqu’à ce jour ?

Elle se sent étouffer.

Non… Non !

Non, elle se trompe de chemin. Mais pire, on l’a trompée.

 

 

 

Trois jours se sont écoulés avant que Juliette ne retrouve une occasion de revoir le professeur Pfister en tête à tête. Elle n’a cessé de réfléchir depuis, obsédée par la menace imminente de son départ. Il est clair que tout en elle, corps et esprit, s’y oppose. Elle se sent piégée. Prisonnière. C’est insupportable. Doit-elle se soumettre, accepter, en espérant finir par s’habituer, voire même apprécier la nouvelle orientation de sa vie ? Peut-être y a-t-il une Volonté Supérieure qui sait mieux qu’elle ce dont elle a besoin, après tout ? Comment savoir ce que Dieu attend d’elle ? Si c’est l’obéissance, pourquoi alors se sent-elle si malheureuse à l’idée du départ ?

Perdue dans ses pensées, Juliette se livre au nettoyage mécanique des carrés médiévaux où sont cultivées les « simples », les plantes aromatiques et médicinales dont les sœurs font grand usage.

- Hé bien ! Vous voilà en grand désherbage, on dirait ! Fait une voix derrière son dos, l’arrachant à ses sombres réflexions.

Juliette relève le nez. Hugo Pfister se tient debout derrière elle, un ouvrage à la main. Elle se redresse aussitôt, un pâle sourire aux lèvres.

- Je vous ai apporté un de mes livres préférés, déclare-t-il avec une satisfaction évidente.

Juliette considère le livre sans le prendre, émue qu’il ait tenu sa parole :

- Je vous remercie, mais je n’aurai pas le temps de le lire…

- J’insiste.

Après quelques instants de réflexion, Juliette se décide à prendre l’ouvrage.

- Merci.

- Je vous ai fait une petite liste de livres intéressants ; ils sont dans la bibliothèque… Et, il y a mes coordonnées sur le livre.

- C’est gentil. Merci beaucoup.

- Vous aimez ça, jardiner ?

- Oui, j’aime tout ce qui touche à la nature… M’occuper des poules, des chèvres… Mais ça, ce n’est pas vraiment du jardinage. Les mauvaises herbes poussent plus vite que le reste !

- Les mauvaises herbes ne sont jamais que des plantes dont on ne connaît pas encore les vertus ! Déclare sentencieusement le professeur.

Juliette sourit.

- C’est lui qui le dit, ajoute Hugo Pfister, en désignant la couverture du livre. « Ralph Waldo Emerson »…

Juliette baisse les yeux sur l’ouvrage en souriant :

- C’est bien dit. C’est sans doute vrai.

- Absolument ! Bon, allez, je vous laisse travailler ! Bonne journée !

Juliette le regarde s’éloigner et disparaître avec de glisser le livre dans sa poche et de reprendre son occupation. A peine dix minutes plus tard, un appel retentit à son intention :

- Sœur Juliette ! On vous attend pour jouer !

Une petite blondinette de sept ou huit ans, vêtue d’un short en jean et d’un tee-shirt blanc se dirige vers elle en trottinant. Juliette se redresse lentement. Elle avait complètement oublié qu’une chasse au trésor a été organisée par la communauté pour distraire les résidents temporaires.

- J’arrive… Je n’avais pas regardé l’heure.

La frimousse réjouie de la gamine lui arrache un sourire. Au loin, un petit groupe composé d’une quinzaine d’adultes et de six ou sept enfants l’attend de pied ferme. Attrapant la menotte qui se tend vers elle, Juliette s’empresse de parcourir la distance qui les sépare aux côtés de l’enfant. Rapidement, la sœur qui a tout organisé donne les consignes de jeu devant un auditoire attentif.

Quelques secondes plus tard, Juliette a déjà décroché et éprouve la sensation bizarre d’un dédoublement… Son corps est bien là, au cœur de l’allégresse ambiante, mais son esprit survole la mêlée d’un œil distant et critique. Les rires, les exclamations de joie ne la concernent pas. De la part des adultes, il y a même quelque chose qui l’agace considérablement. « C’est puéril », se surprend-elle à penser avec un vague mépris.

Et tout en s’en voulant de ce jugement dévalorisant à l’encontre de ses semblables, elle pressent que pour la première fois, elle va subir ce divertissement et s’ennuyer profondément.

« Qu’est-ce que je fais là ? », songe-t-elle, se souvenant brutalement que la veillée précédente consacrée à des jeux de société lui avaient déjà paru interminable.

- Excusez-moi… Je ne me sens pas très bien, déclare-t-elle soudain.

Bien consciente de la multitude de regards interloqués qui la suivent dans sa course, Juliette prend littéralement la fuite.

 

 

 

Le temps file à toute allure. Juliette agit en automate presque toute la journée et ne vit vraiment que pour ses échanges avec le professeur. Elle ressent comme une urgence à profiter de sa présence avant son départ qui ne doit précéder le sien que d’une petite semaine. Le reste de son temps est totalement accaparé par les offices et les tâches quotidiennes. Juliette participe mécaniquement, perturbée par des pensées de plus en plus critiques vis à vis de ce qu’elle vit. Elle est déjà ailleurs, mais certainement pas au Canada car elle ne peut plus envisager partir.

Le soir, épuisée, elle se couche sans avoir vraiment le temps de lire. Elle aimerait pourtant pouvoir livrer ses premières impressions. Mais elle n’avance pas et s’en désole chaque jour davantage, bien qu’il lui ait assuré qu’elle pourrait le garder. Heureusement, leurs discussions agissent sur elle comme des révélateurs, des activateurs de conscience. Juliette réalise à son contact qu’elle n’a jamais vraiment pensé par elle-même, que ses jugements, ses actes ont toujours été guidés, canalisés, contrôlés. Des parents catholiques fervents, pratiquants convaincus, une école et des enseignants choisis pour peaufiner leur éducation, des vacances chez les scouts pour rester en accord avec leur principes et surtout des amitiés sélectionnées en fonction du milieu social. Aucune chance de s’écarter du « droit » chemin !

Au contact du professeur, Juliette est amenée à réfléchir sur sa vocation religieuse. Hugo Pfister a été marqué par sa remarque sur la facilité d’obéir. Pourquoi a-t-elle tellement besoin d’être guidée ? En quoi sa situation représente-t-elle une protection pour elle ?

Elle réalise peu à peu que ses croyances personnelles ne sont jamais que celles qui lui ont été transmises et que la foi inébranlable qui l’habite n’est qu’un héritage comme les autres. Jamais elle n’a douté parce que jamais elle n’a été mise en situation de rencontrer la moindre personne susceptible d’ébranler ses certitudes. Le cheminement du professeur, croyant, pratiquant, puis furieusement agnostique avant de revenir à une foi détachée des rites de la religion, une foi libre et profonde, la fascine. Elle se rend compte qu’elle n’a jamais réfléchi vraiment à ses propres convictions. Elle croit en Dieu ; parce que c’est la norme de son milieu.

Mais qu’est-ce que Dieu ?

Le professeur évoque une Force, une Énergie, la Source de toute chose, de toute vie dans le Cosmos… Juliette n’a jamais entendu parler d’énergie. Le professeur explique, expose ses idées, ses convictions, d’une voix calme, posée, non dépourvue d’humour. Pour autant, il ne cherche pas à convaincre et respecte profondément les idées opposées aux siennes, à partir du moment où chacun est libre de choisir, de se positionner et de trouver son chemin. Il ne supporte pas l’obscurantisme, l’intégrisme, la violence au nom d’un Dieu. Sa foi est sereine. Elle se résume en un mot : Amour.

Mais il lui arrive aussi parfois de se mettre en colère. La suprématie des humains sur l’univers, le monde végétal ou animal, l’indispose grandement. De quel droit, l’homme s’est-il déclaré espèce supérieure, maître du monde, ayant droit de vie et de mort, de piller, de détruire ? Comment a-t-il pu se créer un Dieu à son image ? Comment peut-il se permettre de déclarer nuisibles certaines espèces, alors qu’en réalité, il n’y a pas plus nuisible que lui ?

Juliette l’écoute, bousculée parfois par ses remarques, souvent fascinée, toujours passionnée. Leurs rencontres lui fait un bien fou. Elles la font avancer, mais elles la perturbent aussi car elle sent qu’elles la conduisent vers une issue inconfortable. Un choix. Une décision.

Opter pour la vie religieuse aura été le premier vrai choix de sa vie, mais elle prend conscience aujourd’hui, à la lumière de ses rencontres avec Hugo Pfister, qu’il était guidé par la peur. La peur de grandir, de la vie d’adulte. Sa vocation était une fuite. En se réfugiant dans la communauté, elle n’aurait plus vraiment de décisions à prendre. Elle n’aurait plus qu’à obéir. Et cela lui semblait plus facile. Jusqu’à aujourd’hui.

Elle a encore peur, pourtant, et c’est bien ce qui rend la situation difficile. Car c’est une nouvelle vie qui l’attend si elle décide de quitter la congrégation, une vie dont elle sera seul maître, une vie libre.

La liberté lui fait peur.

 

 

 

 

L’heure du départ est arrivé pour Hugo Pfister. La jeep l’attend devant l’entrée de l’abbaye pour le descendre au village avec son bagage et toute la communauté s’est réunie dans le cloître pour le saluer. Tout le monde estime le philosophe, certes un peu dissident quant à ses pratiques religieuses, mais si courtois, si calme… Un vrai sage et si Juliette peut se prévaloir d’une relation privilégiée avec lui, nombreuses sont les sœurs à l’apprécier. La plupart se réjouissent d’avance de le revoir dans quelques mois. Ce ne sera pas le cas de Juliette qui décide au dernier moment de l’accompagner jusqu’à la voiture une dernière fois.

- Nous avons peu de chances de nous revoir, remarque-t-il après avoir glissé sa valise sur la banquette arrière du véhicule, mais nous pouvons nous écrire… Je serai heureux d’avoir de vos nouvelles et nous pourrons continuer à échanger des idées… Nos conversations m’ont passionné. Vous m’avez beaucoup touché, ma sœur… Je peux vous poser une question ?

Juliette s’embrase sous le coup de l’émotion :

- Bien sûr…

- Juliette, c’est votre nom de religieuse ou votre nom de baptême ?

- Les deux. La mère supérieure a accepté que je garde mon prénom lorsque j’ai prononcé mes vœux.

- Ah, c’est bien… C’est un beau prénom.

- Merci.

- Vous avez toujours mes coordonnées ?

- Oui, je les garde précieusement.

- Quelle sera votre adresse, à Québec ? Vous le savez ?

Juliette baisse la tête sans répondre. Un peu déconcerté par son attitude, le professeur attend.

- Je ne vous importunerai pas… J’attendrai que vous me contactiez, déclare-t-il enfin.

- Vous ne risquez pas de m’importuner, répond-elle enfin. Mais je pense que je n’irai pas à Québec.

- Oh ! C’est vrai ? Vous restez ici, finalement ?

Le regard fuyant, Juliette secoue la tête :

- Non. Mais je refuse d’aller à Québec.

Un silence lourd de sens s’ensuit. Juliette relève les yeux et plante son regard dans celui du professeur.

- Vous allez désobéir, conclut-il d’une voix douce.

- Oui, répond-elle dans un souffle.

- Vous êtes sûre de vous ?

- Oui. J’ai bien réfléchi.

Un toussotement de l’autre côté du véhicule attire leur attention. Visiblement, le chauffeur s’impatiente.

- Si vous êtes en difficulté, n’hésitez pas à me téléphoner. Je vis à Toulouse, je ne suis pas loin.

- Je vais peut-être rentrer chez moi, en Normandie. Ou d’abord chez ma sœur et mon futur beau-frère, dans le Lot. Mais je vous donnerai des nouvelles, je vous le promets. Le plus dur, ce sera de trouver du travail… Je ne sais rien faire !

Elle éclate d’un rire nerveux, proche des larmes.

Hugo Pfister lui tend la main :

- Ne vous sous-estimez jamais, conseille-t-il. Je suis certain que vous avez beaucoup de cordes à votre arc.

- Je crois que j’aimerais travailler la terre et m’occuper des animaux… Ma sœur élève des brebis.

- C’est une philosophie comme une autre, et qui me plaît beaucoup. Tous mes vœux de réussite pour cette reconversion. La vie civile vous ira bien, vous verrez. Et cela ne vous empêchera pas de pratiquer ! Lancez-vous… Vous allez apprécier la liberté.

Promptement, Hugo Pfister lui lâche la main et saute sur le siège du passager :

- J’attends de vos nouvelles, Juliette !

 

 

 

Juliette revient sur ses pas, songeuse. La porte de l’abbaye s’est refermée sur elle. D’un pas traînant, elle prend le chemin des cuisines pour aider à la préparation du repas. Brusquement, elle s’immobilise. Elle ne peut plus attendre. C’est maintenant ou jamais. Là, tout de suite, alors que la présence du professeur, sa force et sa sagesse emplissent encore son être et amplifient sa détermination. Elle n’agit pas pour lui, ni sous son emprise ; elle sait que sa décision lui appartient et ne conditionne que son propre devenir. Il l’a juste aidée à y voir clair.

La force qui la pousse à présent à marcher d’un pas ferme jusqu’au bureau de la mère supérieure ne dépend que d’elle.

 

 

 

- J’aimerais vous parler, ma Mère… Je n’en aurai que pour quelques minutes.

- Hé bien, entrez, sœur Juliette.

Juliette s’avance lentement vers le bureau, étonnée de ne pas trembler. Le regard interrogateur posé sur elle est plutôt bienveillant, ce qui ne représente pas en soi un encouragement. Visiblement, son interlocutrice ignore tout de ce qu’elle a à dire et risque de tomber de haut. Elle s’en désole d’avance, mais pas assez pour renoncer.

- Ma mère, je suis venue vous dire que je n’irai pas à Québec, annonce-t-elle brutalement, comme si elle se jetait à l’eau.

En s’efforçant d’ignorer la stupeur provoquée par ses paroles, Juliette s’empresse de poursuivre d’une voix hachée :

- Je sais parfaitement ce que cela signifie. Je désobéis. Je romps mes vœux. Et je vais quitter cette communauté. J’ai bien réfléchi. Je ne changerai pas d’avis. Je suis désolée. Je vous remercie pour tout ce que j’ai vécu ici, vous et mes sœurs. J’y ai connu beaucoup de moment de bonheur. Mais aujourd’hui, j’ai compris que ma voie est ailleurs. Jésus m’accompagnera toujours, je le sais. Mais je ne peux rayer ma famille de ma vie pour Lui. Il y a assez de place dans mon cœur pour tous. Je ne me résous pas à partir si loin d’eux.

Juliette se tait et un lourd silence emplit la pièce tandis que la mère Supérieure l’observe gravement.

Juliette prend une longue inspiration :

- J’espère que vous me comprenez…

La Supérieure soupire longuement :

- Oui… Oui, je comprends. Je crois que, quelque part, je le pressentais. Votre comportement a changé depuis quelques temps. Moi aussi, je suis désolée, mais cette abbaye n’est pas une prison. Je vais prévenir la communauté qui devait vous accueillir... Je peux leur demander un délai supplémentaire, si vous voulez. Cela pourrait vous permettre de réfléchir plus longuement à votre décision.

- Je vous remercie, mais j’ai bien réfléchi. Je souhaite partir le plus rapidement possible.

La mère Supérieure se lève alors lentement pour gagner la fenêtre, tournant le dos à Juliette.

- Alors vous pourrez partir à la date prévue. Nous ferons comme si rien n’était changé. Je vous demande de ne pas parler à vos sœurs ni à personne de votre décision.

Elle se retourne alors pour lui faire face, le visage grave :

- Je peux compter sur vous pour votre discrétion ?

- Oui, ma Mère.

- Très bien. Dans ce cas, la veille de votre départ, vous serez déliées de vos vœux et j’en avertirai aussitôt l’évêque.

- Merci, ma Mère.

Sur un discret salut de la tête, Juliette se dirige vers la sortie. C’est à ce moment là qu’elle prend vraiment conscience de ce qui vient de se passer. Elle n’est plus religieuse. Elle est libre, et elle n’a pas peur, bien au contraire. Son cœur se gonfle d’allégresse à l’idée de la vie qui l’attend. Alors, elle lève les yeux au ciel et remercie l’Univers, le Souffle Divin qui lui a donné la force de briser ses chaînes.

 

 

 

Au jour J, en début d’après-midi la jeep attend Juliette à la porte de l’abbaye. La veille, il y a eu une petite fête en son honneur à l’occasion de son grand départ pour la lointaine province de Québec. Personne ne sait la vérité ; elle n’a rien dit et la Supérieure l’en a discrètement remerciée au moment où elle s’est retirée dans ses appartements. Elle ne l’a pas revue et emporte secrètement dans son cœur ses vœux pour une vie civile heureuse et épanouie, dans la joie du Christ.

Juliette se sent bizarre dans ses vêtements de ville sobres, voire austères, jupe droite, mocassins ultra plats et blouson bleu marine. Finalement, ce n’est pas sans peine qu’elle a abandonné l’habit monacal, cette espèce d’armure qui la protégeait du monde extérieur. Elle se sent exposée aux regards, même si à cette heure, il n’y a guère que le chauffeur pour la remarquer. Elle le salue maladroitement en lui confiant son bagage et prend place à l’avant du véhicule qui s’élance aussitôt dans la descente vertigineuse. La route étroite dévale en lacets serrés jusqu’au village, le chauffeur enchaînant avec brio les virages en épingles à cheveux.

- Vous avez votre voiture en bas ?

- Non, je n’ai pas de voiture, on vient me chercher.

- Je vous laisse à quel endroit ?

- A côté de la mairie, s’il vous plaît…

La descente ne prend guère plus de dix minutes et le but est bientôt atteint. Le parking est presque désert et Juliette reconnaît aussitôt le vieux break Citroën garé à l’entrée du parking. Une jeune femme y patiente, adossée à la portière, aussi brune que Juliette est blonde. Dans la minute qui suit, elles tombent dans les bras l’une de l’autre. Amusé, attendri, le chauffeur extirpe le bagage de Juliette et le dépose à côté du coffre de la voiture. Juliette le salue en le remerciant et le regarde repartir en sens inverse, à l’assaut de la montagne avant de se tourner vers sa sœur. Une nouvelle étreinte les réunit, puis Mathilde, l’aînée, s’écarte un peu pour dévisager sa cadette d’un air radieux :

- Alors, c’est vrai, c’est définitif ? Tu quittes le couvent ?

Juliette éclate de rire :

- Oui, c’est vrai et c’est définitif, mais on ne dit plus « couvent » !

- On s’en fout ! Oh ! Je suis heureuse !

- Moi aussi, en fait…

- En fait ?

- Oui, parce que j’avais peur de… d’avoir peur. Mais non.

Mathilde dévisage sa sœur comme si elle n’en croyait pas ses yeux.

- J’espérais ça depuis tellement longtemps ! Et alors, tu as prévenu les parents ?

Juliette fait la grimace. Elle n’a pas encore osé. Elle n’a pas peur de leur réaction et ne doute pas de leur soutien, mais après de nombreux mois passés à l’écart du monde, l’idée de retrouver la ville où elle a grandi l’effraie. Ils n’auraient peut-être pas compris qu’elle choisisse de faire halte dans le Lot avant d’aller les retrouver. L’idée de passer quelques jours dans une ferme en pleine nature, au milieu des brebis, apaise ses angoisses et c’est tout naturellement qu’elle s’est tournée vers sa sœur avec qui elle a toujours entretenu une belle complicité pour se réadapter au monde.

- On y va ? Propose Mathilde.

Rapidement, la valise de Juliette atterrit dans le coffre et la voiture démarre aussitôt. Juliette lève les yeux vers les crêtes montagneuses toutes saupoudrées de blanc. Elle aimait cet endroit, mais elle n’est pas triste de le quitter, au contraire. Qui sait, peut-être reviendra-t-elle ici un jour en tant que résidente temporaire ? Peut-être aura-t-elle l’occasion de retrouver le professeur ? Peu importe, de toute façon, elle a bien l’intention de lui écrire sitôt installée dans sa nouvelle vie.

- Tu vas me guider, j’espère, murmure-t-elle à sa sœur.

Mathilde lui adresse un regard interloqué :

- Te guider ?… Comment ça ?

- Sur les chemins de la liberté…

La main de Mathilde se pose sur celle de Juliette :

- On s’y fait très vite, tu vas voir, confie-t-elle avec un clin d’œil… C’est génial !

- Merci, Mathilde, chuchote-t-elle.

Le cœur de Juliette se gonfle d’allégresse. Brusquement, elle ouvre sa fenêtre, se penche vers l’extérieur, et crie de plus en plus fort, les yeux levés vers le ciel :

- Merci, Mathilde !… Merci professeur !... Merci Jésus !… Merci la Vie!

Saint-Genis des Fontaines le 13 octobre 2023

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24 mars 2023 5 24 /03 /mars /2023 20:07

Qui une fois dans sa vie ne s’est dit qu’il n’avait pas de chance ?

Perte d’un être cher, d’un travail, projets qui échouent, c’est somme toute assez courant.

Depuis quelques années, après avoir lu, participé à des formations, séminaires, conférences, rencontré des personnes très enrichissantes j’ai compris que seule notre façon d’être, notre état d’esprit étaient capables d’influer sur notre vie et que nous devions en priorité faire en sorte de ne pas être influencé par ce qui nous est extérieur.

Savoir ce que l’on veut (et pas ce que l’on ne veut pas, attention au pouvoir des mots), penser positif, ne pas se laisser envahir par ce qu’il y a de plus noir, ce que nous ne pouvons maîtriser, sont des aptitudes à développer.

Savoir dire NON ou STOP est salvateur.

Là est la raison d'être de cette lettre d’une fille à ses parents …

Dominique

Papa, Maman

Lorsque vous prendrez connaissance de cette lettre, comme je suis lâche, je serai déjà loin. Je sais ! ce n’est pas vraiment élégant mais je n’ai pas pu faire autrement et pourtant ce n’est pas faute d’avoir essayé. Seulement, voilà, jamais vous n’écoutez ce que l’on a à vous dire !

Depuis que je suis petite j’ai le sentiment de ne pas m’appartenir, j’ai fait les études que toi Papa tu voulais faire, je n’ai pas appris le piano parce que tu pensais que c’était une perte de temps. J’aurais aimé faire de la danse mais la natation te paraissait nettement plus utile. Sans doute vas- tu penser que je semble m’adresser à toi seul, comment faire autrement puisqu’à la maison c’était toi qui décidais de tout, Maman se contentant de t’obéir au doigt et à l’œil. Moi j’aurais bien aimé être à la place de mes cousines mais, disais-tu, « élevées par une suffragette je leur promets bien

du plaisir par la suite » ! Et bien figure toi qu’aujourd’hui c’est auprès d’elles que je me trouve.

Lorsque j’ai rencontré Pierre, il ne vous convenait pas, trop frivole, pas assez d’années d’études derrière lui, il ne vous semblait pas voué à une grande carrière. J’étais mineure, je me suis inclinée. Puis il y a eu Patrick. Lui non plus ne vous plaisait pas mais comme j’avais atteint l’âge de la majorité vous vous êtes inclinés vous contentant de vous montrer odieux en notre présence. Notre histoire s’est vite terminée mais ce n’était pas de votre fait. Non, une amie m’a aidée à y voir clair en me déclarant que Patrick te ressemblait à plus d’un titre, Papa. Il est vrai qu’il n’admettait pas d’être contrarié. Électrochoc, cela m’a fait peur, nous nous sommes quittés.

Les années ont passé et puis un jour j’ai rencontré Vincent, coup de foudre réciproque. Nous vivions sur notre nuage quand l’orage nous est tombé dessus. Un banal accident de la route a eu raison de ce bonheur qui s’est quand même concrétisé dans la durée puisque Marie est née de cette brève union, jamais officialisée.

Un reproche constant chez vous, fille mère ! Qu’allait-on penser ?

Je me suis effondrée et, loin de moi l’idée de vous le reprocher, vous nous avez recueillies pendant le temps qu’a duré cette grave dépression. Vous avez offert à Marie la sécurité et l’attention que je n’étais plus capable de lui offrir, elle s’est attachée à vous et lorsque j’ai émergé du néant dans lequel je baignais il était trop tard pour inverser la vapeur. J’ai bien tenté d’obtenir un logement de fonction par mon travail mais après m’avoir fait miroiter tous les avantages que procuraient à ma fille le fait de vivre dans une grande maison, avec un jardin et des grands-parents disponibles qui pouvaient lui éviter cantine, garderie, je me suis inclinée.

J’ose aujourd’hui vous dire que la mutation de Papa a été pour moi une bouffée d’oxygène et que, si l’entreprise où je travaillais n’avait pas délocalisé avec ce que cela a entraîné, jamais je n’aurais donné suite à votre proposition de vous retrouver dans le Midi.

Je me suis dit que vraiment je n’avais pas de chance. Sans la mort de Vincent, puis cette perte de travail j’aurais pu construire une vie qui me plaisait. Qu’avais-je donc bien pu faire pour que tout me ramène systématiquement dans votre giron. Maintenant je sais !

J’ai donc accepté de venir habiter dans cette maison que vous avez acheté pour moi !

Cela me donnerait le temps de me retourner me seriniez vous et Marie retrouverait la sécurité à laquelle elle avait droit !

Le jour où j’ai débarqué à Montesquieu je savais que pour moi l’enfer commençait. Je le craignais mais le seul moyen de pouvoir mettre enfin les cartes sur table était à coup sûr de tenter l’expérience.

Oui je suis parfaitement consciente du travail abattu par vous dans cette maison, que de fois me l’avez-vous répété ! Les visites de mes amis, chaque petit contre-temps, mes moindres manquements à ce que vous attendiez, tout était prétexte pour me rappeler ce que je vous devais !

Très vite j’ai eu de plus en plus de mal à décider de ce que je voulais pour ma fille. J’ai senti que Marie allait m’échapper, vu son jeune âge elle restait une proie séduisante. Cela a été l’élément déclencheur et lorsque j’ai réalisé que petit à petit vous ne perdiez pas une occasion pour faire ressurgir le spectre de la dépression, allusions constantes, je me suis dit que vous ne me ramasseriez pas une nouvelle fois à la petite cuillère, selon ta propre expression, Papa !

Une amie et voisine m’a conseillée de me joindre à un groupe de paroles dans le cadre d’une thérapie comportementaliste, cela a été pour moi une seconde naissance et j’ai compris que pour m’affranchir de votre tutelle je ne pouvais pas compter sur la chance.

Enfin plus exactement j’ai compris que la chance me sourirait le jour où je serais capable de me montrer déterminée à prendre ma vie en main sans déléguer mes pouvoirs à qui que ce soit ou sans m’en remettre au hasard.

Vous avez dû le ressentir car vous me sentiez devenir rebelle parfois, disiez-vous ! J’ai alors cherché ce qui pourrait détourner Marie de vous et quand l’opportunité s’est présentée de l’inscrire dans un club équestre, j’ai sauté sur l’occasion et accepté la proposition de la maman d’élève d’y accompagner Marie en même temps que sa fille, les deux gamines ne se quittant plus. Mes finances commençant à se redresser je pouvais lui offrir ce luxe. Marie s’est mise à ne plus vivre que pour ces chers poneys, des animaux que vous n’affectionnez pas, ce que je savais !

C’est à partir de ce jour que j’ai commencé à moins vous confier Marie et que de mon côté j’ai décidé de me construire une vie qui me correspond et qui ne pouvait se vivre ici dans votre Midi. Par mon travail j’ai épluché toutes les opportunités qui s’offraient à moi, même dans un domaine de compétence qui n’était pas forcément le mien mais me parlait. Voilà la raison de cette formation que j’ai entreprise, chose incompréhensible pour vous.

Pendant 9 mois j’ai travaillé d’arrache-pied découvrant le bonheur de voir que je pouvais encore conceptualiser, synthétiser. De son côté Marie s’épanouissait et par le biais du cheval s’affranchissait de mieux en mieux de la tutelle des adultes.

Je sais que vous vous êtes interrogés sur les raisons qui nous ont poussées à partir seules toutes les deux pour effectuer la traversée des Pyrénées avec des ânes et en suivant grosso modo le tracé du GR 10. Vous y voyiez là l’emprise d’un homme, Marie m’a racontée les interrogatoires auxquels vous la soumettiez parfois. Sachez que, si je n’abandonne pas l’idée de rencontrer un jour un compagnon avec qui faire un bout de route, je sais aujourd’hui qu’il appartient à chacun de nous de construire sa vie uniquement en fonction de choix qui nous sont intérieurs.

Voilà, ayant trouvé un travail en lien direct avec la formation suivie, Marie étant d’accord pour vivre cette expérience avec moi, comme j’avais encore peur de faiblir au dernier moment, j’ai mis à profit vos dernières vacances pour déménager et enfin vivre MA vie.

Je vous remercie de ce que vous m’avez offert, même pour ce qui m’a été le plus dur puisque sans cela jamais je n’aurais jamais eu la chance de voler de mes propres ailes.

La leçon sera également profitable à Marie qui chérit l’idée d’intégrer un cursus sport études pour s’adonner à sa passion pour l’équitation.

Quant à moi j’ai décidé de reprendre ma vie au début et comme la passion de la musique ne m’a pas quittée, je me suis trouvée un professeur de piano. Je te remercie Papa de m’avoir fait découvrir les « grands musiciens » comme tu dis, tout en me refusant les cours de piano dont je rêvais, ce refus m’a permis de m’accrocher à un rêve. Aujourd’hui pouvoir jouer une mélodie au piano est un bonheur indescriptible même si je ne serai jamais Rubinstein.

J’imagine qu’il coulera pas mal d’eau sous les ponts avant que vous veniez nous rendre visite, je vous donne quand même notre adresse. Il n’y a que la chaîne des Pyrénées à traverser !

Prenez soin de vous et ne doutez pas de mon affection.

Véronique

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2 janvier 2023 1 02 /01 /janvier /2023 18:59

Cette nouvelle est un message d’espoir que je vous livre.

Parce que certains faits sont pour nous deux une réalité tangible…

Parce que nous avons été confrontées à des situations hors norme et que cette anormalité est devenue la norme…

Parce que la vie a mis sur notre route des personnes qui nous ont fait partager leur vécu et que nous nous sommes reconnues dans leurs histoires…

Parce qu’un jour notre Grand-Oncle, qui s’apprêtait à nous quitter, nous a offert l’Eternité, effaçant notre peur de l’Après…

J’ai voulu écrire cette histoire qui n’est pas une fiction.

Sarah existe, Patrice aussi !

L’invisible sait se rendre visible, nous pouvons en témoigner.

Dominique

Sarah

Je m’appelle Sarah, j’ai 5 ans et j’ai pas de frère ou de sœur, de toute façon j’ai pas de papa, alors !

Je vais à l’école et j’aime ça parce que ma maîtresse, elle est super géniale !

Avec elle c’est chouette, on fait plein de trucs et même qu’elle fait tout comme nous. On danse ensemble, elle fait la peinture avec nous et elle a des idées géniales ! Quand on va à la Bib et qu’on traverse la cour, en restant bien derrière elle, faut pas la doubler, elle fait exprès d’accélérer puis de ralentir, alors on se tamponne, c’est rigolo ! Dans la cour, elle fait même la queue avec nous pour avoir une patinette. Et après on fait la course !

Mais moi ce que je préfère c’est quand elle est assise sur le banc pour nous surveiller. Elle ne le dit pas mais je sais bien qu’elle est contente comme tout quand on vient s’asseoir à côté d’elle. Moi, je viens à tous les coups, alors elle dit « Tiens, voilà ma sécotine chérie ! ». Mais y’a une maîtresse que j’aime pas, c’est celle des moyens. On a pas le droit de l’appeler maîtresse ou par son prénom, il faut dire « madame » ! Quand elle sort dans la cour et qu’elle vient s’asseoir sur le banc, hop, elle nous fait partir !

Je sais bien que ça ne lui plaît pas à ma maîtresse, elle me fait un petit clin d’œil avant de me dire « allez ma louloute, va te dégourdir les gambettes ! ».

A l’école, y’a aussi un maître. Il n’est pas là tout le temps, y vient pour parler avec les bagarreurs mais aujourd’hui la maîtresse a prévenu que Patrice allait parler avec nous, chacun à son tour. Avec mes copines, on sera les premières !

Je l’aime bien Patrice, mais je sais pas ce que je vais lui dire !

P’t être que ça sera comme avec maman et qu’y va trouver que ce que je dis c’est bête !

Maman, quand je suis à la maison, elle me dit toujours de me faire oublier parce qu’elle a du travail par-dessus la tête. C’est pour ça que cette année c’est bien, je mange à la cantine et je vais à la garderie, comme ça j’ai des copains pour parler. Eux y trouvent leurs parents chiants. Fais pas ci, fais pas ça, et hop, une baffe ! Moi, jamais, mais j’sais pourquoi. Ma mère, elle s’en moque de moi. Grand-mère, elle l’avait bien dit un jour que je boudais parce qu’elle m’avait grondé « quand on aime bien les enfants, on les punit ! ». Enfin un truc comme ça. Moi, maman, elle me punit jamais, c’est bien la preuve !

La dernière fois, je l’ai dit à ma maîtresse, elle m’a pas crue, elle m’a dit qu’une maman aimait toujours ses enfants ! C’est pareil, elle m’a regardée avec des yeux tout ronds quand je lui ai dit que ma grand-mère venait me voir tous les soirs. Pourtant, c’est vrai !

Elle vient quand maman a fermé la porte de ma chambre !

Elle dit rien, elle me regarde et elle me sourit. C’est bien mais j’aimais mieux quand elle me lisait une histoire avant de m’endormir. P’t être qu’elle sait pu lire ?

Y’a pas longtemps j’ai demandé à maman si Grand-mère savait encore lire, elle m’a envoyée promener. Elle a crié « mais qu’est-ce que j’ai fait pour avoir une fille pareille ? « , et puis elle a pleuré ! Je voudrais bien lui dire pour Grand-mère quand elle vient le soir, mais elle me croira pas.

Ma Grand-mère, c’était mon grand amour et moi j’étais son p’tit amour, mais elle est morte ! Comme ça, tout d’un coup !

Maintenant je n’la vois que le soir, elle me parle avec le cœur, pas avec sa voix. J’entends rien mais je comprends tout. Elle me dit que je n’dois pas être triste, qu’elle nous protège. Elle vient pour maman aussi mais elle, elle la voit pas !

Le maître est venu comme la maîtresse avait dit. D’abord elle lui a parlé puis on est parti avec lui. Y’avait mes copines, Margaux et Zoé. Il est beau Patrice, il est tout frisé avec une grosse moustache qui chatouille quand il nous fait le bisou.

Il a commencé par nous raconter une histoire de fantômes trop drôle*. Ça se passe dans un château et les fantômes entendent des gros boums. Alors ils descendent dans la cave pour chercher d’où vient le bruit. Le plus rigolo, c’est quand ils mangent. Si c’est de la soupe au potiron, ils deviennent tout orange. Si c’est du gruyère, ils sont plein de trous !

A la fin de l’histoire, on était mortes de rire. Après, Patrice nous a demandé si on croyait aux fantômes ; mes copines, elles ont dit non mais moi j’étais pas d’accord ! Il nous a laissé un petit moment pendant qu’on dessinait ce que nous avons aimé le mieux dans l’histoire mais il est vite revenu pour demander à Zoé de retourner en classe finir un travail. Margaux a raconté son dessin pendant que je finissais le mien et elle partit aussi. Moi c’était long parce que c’est pas facile de dessiner un fantôme qui sort d’une malle !

Patrice m’a dit de pas m’presser et on a parlé. C’est drôle mais quand je lui ai raconté que j’aimerais bien que Grand-mère soit aussi drôle que la Tata Gligli de l’histoire, il a pas eu l’air de trouver ça bête ! Y m’a posé des questions sur elle, y m’a même dit que je pouvais lui dire de partir pour aller où elle devait aller. Mais je peux pas lui dire ça à Grand-mère, elle peut pas partir encore !

J’ai bien compris qu’elle attendait que maman ait compris qu’elle était toujours là même si on la voit pas !

Patrice a été drôlement chouette, y m’a parlé anglais, y m’a dit « no problem, Darling » ! Ce mot là, je le connaissais pas, c’est lui qui m’a expliqué. En me raccompagnant en classe il m’a demandé si je voulais qu’il parle à maman. Ben oui, ça je veux bien !

Le maître a donné rendez-vous à maman pendant que j’étais à la garderie et j’avais un peu la trouille quand maman est venue me rechercher. Grand-mère m’a dit que je devais avoir confiance mais qu’est-ce qui va se passer si elle ne croit pas Patrice !

Quand on a quitté l’école et que maman m’a demandé si je voulais aller manger au restau, j’ai tout de suite compris que Grand-mère avait raison !

Il est quand même vachement fort le maître !

Dans la voiture, quand j’attachais la ceinture de sécurité, maman s’est retournée et elle m’a dit un truc dingue. « Alors, comme ça, il paraît que je suis la maman d’une petite fille formidable ? ». Moi, j’ai rien répondu, je savais pas quoi dire !

Quand on est arrivées dans le restaurant, on s’est installées l’une en face de l’autre, comme si on était deux grandes personnes, on a choisi dans le menu et pendant qu’on attendait, maman m’a demandé si je voulais bien lui parler de Grand-mère. Alors je lui ai tout dit ! A la fin, maman s’est mise à pleurer. Le serveur est venu lui demander si ça allait mais elle lui a dit que c’était des larmes de bonheur ! A moi, elle m’a demandé si je voulais bien que ce soir elle vienne dans ma chambre pour voir Grand-mère.

Dans la voiture, en revenant, j’ai demandé à maman ce que Patrice lui avait dit. Elle m’a répondu que j’étais un peu petite pour tout comprendre et qu’elle pouvait juste me dire que lui aussi un jour, il avait vu quelqu’un qui était mort. C’était son papa et cela l’avait beaucoup aidé quand lui, Patrice, était malade.

Du coup, j’ai demandé à maman où il était le mien, de papa. Elle m’a dit qu’il était parti avant ma naissance et qu’elle ne savait plus rien de lui mais qu’elle me monterait des photos. En tout cas, c’est sûr qu’il est vivant parce que je ne l’ai jamais vu comme Grand-mère !

Quand j’ai répondu ça, maman a donné un grand coup de frein avant de se garer, puis elle m’a demandé si je voyais souvent des fantômes. Elle a eu du mal à faire redémarrer la voiture quand je lui ai dit que oui.

Le soir, elle est venue avec moi pour attendre Grand-mère. J’avais peur qu’elle ne vienne pas, mais non ! Maman n’a rien vu, elle a juste senti un frottement sur son bras quand Grand-mère s’est approchée d’elle pour la caresser.

Tout ce que Grand-mère m’a dit avec le cœur je l’ai répété à maman. Elle se taisait mais elle n’arrêtait pas de faire oui de la tête. Je n’ai pas bien tout compris ce que je répétais, comme quand je lui ai dit qu’elle devait s’aimer et se pardonner ses erreurs, mais bon ! Je ne savais pas que les parents faisaient eux aussi des bêtises. En tout cas Grand-mère a eu raison de dire à maman qu’elle avait le DEVOIR d’être heureuse et qu’elle le serait si elle avait le courage de faire ce qu’elle avait toujours eu envie de faire. Je le connais le rêve de maman !

Son rêve, c’est de s’occuper d’une jardinerie, c’est le métier qu’elle a appris mais qu’elle n’a pas pu faire quand je suis née. C’est beau de s’occuper de la Nature.

Grand-mère m’a dit aussi qu’elle allait bientôt nous laisser parce qu’elle était rassurée. Je ne suis pas triste parce qu’elle m’a promis que son esprit viendrait souvent nous faire des petits coucous.

Quand Grand-mère est partie, maman m’a dit tout à coup « tu sens le parfum de ta Grand-mère ? ». Et c’est vrai, dans ma chambre ça embaumait Opium comme quand elle était là !

Ce soir là, maman a fait une chose qu’elle avait jamais fait avant, elle a dormi dans ma chambre ! Et on s’est dit tous nos secrets !

Moi, le mien c’est de m’occuper des bêtes parce que les bêtes, je les comprends. C’est comme avec Grand-mère. Eux ils ne me parlent pas mais ils me montrent des images que je VOIS DANS MA TÊTE. Parfois c’est très triste.

En entendant mon secret, maman m’a serré fort et elle m’a dit « merci, oh merci, ma puce ». Quand je lui ai demandé de quoi elle me remerciait, elle a dit «de m’agrandir le Monde ».

En tout cas, c’est ma maîtresse qui avait raison de dire que les mamans aiment toujours leurs enfants ! C’est juste que parfois les gens y sont trop malheureux !

Dominique

 

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2 janvier 2023 1 02 /01 /janvier /2023 18:00

 

Au royaume de l’absurde, la folie est reine !

Délire d’auteur...

Voilà que j’ai une petite envie de Vallespir aujourd’hui…

Allez, hop, j’enfourne mon attirail de rando dans la voiture et je file sur Corsavy !

église Saint-Martin de Corsavy

J’adore Corsavy, petit village typique perché au dessus des gorges de la Fou et de la vallée du Tech, point de départ de nombreuses randonnées, mais surtout, havre de paix, loin du tumulte estival des zones littorales ; l’idéal pour décompresser sans faire des heures de route.

Ciao, les fous !

Aujourd’hui, petite marche tranquille autour du hameau ; j’ai surtout besoin d’un bon bain de nature et de silence, bien plus que d’une performance sportive. Inspirer, expirer, sentir, toucher, vibrer à l’unisson d’un univers sauvage et libre, me connecter aux arbres.

J’avance, le nez en l’air, sécurisée par mes bâtons, fouillant des yeux le feuillage des arbres, espérant y surprendre quelque habitant, à poils ou à plumes. Je botanise un peu, même si dans ce domaine, je ne fais que balbutier. C’est une occasion de vérifier mes connaissances, en quelques sortes...

Je vais, je viens, j’improvise au gré de mes envies, de mon intuition, jusqu’à ce qu’un petit creux à l’estomac se fasse sentir, me poussant à chercher un endroit propice à la restauration. J’avise alors une jolie clairière et un tronc d’arbre idéal pour me servir de siège. Voilà une salle à manger cinq étoiles, avec vue sur les monts du Vallespir, la tour et le village en contrebas… C’est grandiose ; je revis.

Tiens! J'entends des voix ; une voix d’enfant en particulier. Des promeneurs… Normal, je me promène, pourquoi d’autres ne le feraient-ils pas ? Une petite fille surgit bientôt dans la clairière, sa chevelure bouclée jaillissant d’un chapeau de paille à larges bords ; un petit chien beige batifole à ses côtés, genre boule de poils hirsutes ; un peu court sur pattes, mais sympa… M’apercevant sur mon trône végétal, la gamine s’immobilise et se retourne en adressant un signe discret à un ou des accompagnateurs encore dissimulés à ma vue. Moins hésitant, le chien file droit sur moi en battant de la queue.

Une femme surgit à son tour du couvert et rejoint l’enfant; randonneuse « pur jus » : bermuda, gros godillots et sac à dos. Avec ses cheveux gris, il s’agit sans doute d’une retraitée comme moi, et comme la plupart des marcheurs qu’il m’arrive de croiser en chemin ; les jeunes marchent peu. C’est dommage.

La femme et la petite fille échangent quelques mots avant de se décider à avancer dans ma direction. Le chemin passe devant mon tronc d’arbre avant de s’enfoncer à nouveau dans la forêt… Difficile de m’éviter ! De toute façon, le chien m’a déjà rejointe et frétille autour de moi, vivement intéressé par le contenu de mon sac à dos.

- Presto ! Non !

Un regard de mendiant me fixe avec intensité ; je résiste. « Presto »… Tiens, c’est drôle…

- Bon appétit ! S’écrie la femme avec un large sourire.

- Bon appétit, ajoute la petite fille en écho, sa jolie frimousse halée rayonnante.

Il s’ensuit un petit échange de banalités sur le temps radieux, le paysage somptueux, la paix royale, avant que la randonneuse en chef ne donne le signal du départ :

- Allez, les enfants, on continue !

La petite fille est déçue :

- On ne mange pas là ? J’ai faim, moi !

- Mais non, on va aller un petit peu plus loin.

J’interviens :

- Mais vous pouvez vous installer là, il y a de la place et d’autres troncs d’arbres !

- On ne voudrait pas vous embêter !

- Mais pas du tout ! Je ne déteste pas la compagnie, au contraire !

La petite est ravie. Derechef, elle avise une souche à proximité et s’y installe en soupirant d’aise après s’être débarrassée de son sac à dos.

La femme - sa grand-mère, peut-être - hésite encore :

- Mais vous êtes sûre ?

- Tout à fait !

- Bon.

Oui, je suis sûre. Je ne sais pas pourquoi, ces deux-là me sont sympathiques. Ces trois-là, devrais-je dire ; le chien est craquant. J’ai l’impression d’avoir des tas de choses à leur dire comme si je retrouvais de vieilles connaissances.

- Bon, Presto, tu laisses la dame ! reprend la femme en empoignant le chien par son collier pour le tirer en arrière. Vic, appelle-le !

Là, je sursaute. De plus en plus bizarre ! Presto, Vic… Une pensée me traverse mais elle est tellement folle que je la rejette aussitôt. Oui, mais quand même, ces noms-là, précisément… C’est troublant. Je ne crois pas vraiment au hasard.

- Heu… Excusez-moi, mais…

J’hésite encore. Ce à quoi je pense est complètement impossible.

La femme attend, le regard interrogatif :

- Oui ?

Je secoue la tête :

- Non… Rien. Enfin, je ne sais pas… Vous êtes… Vous ne seriez pas…

Elle attend. Je me jette à l’eau :

- Alice… Alice Paradou.

Je la vois hausser les sourcils, surprise, puis les froncer, intriguée, pour ne pas dire interloquée :

- Oui. Oui, je m’appelle Alice. Mais… On se connaît ?

Je reste abasourdie. C’est dingue. Complètement dingue.

- Oui, on se connaît. Enfin, moi, je vous connais bien… Et Victorine aussi. Et même Presto.

Son demi-sourire, mi-figue mi-raisin, me laisse à penser qu’elle me croit folle ou que c’est elle qui le devient.

Elle se laisse tomber sur une souche proche de mon tronc d’arbre. Presto en profite pour venir me coller et renifler du côté de mon casse-croûte. Je suis si heureuse de le voir, de pouvoir le toucher. J’en profite ! Il me rappelle tellement Léo.

Victorine se rapproche ; elle doit se sentir un peu isolée et, comme je la connais, il lui est sans doute très désagréable d’être mise à l’écart. Elle est belle, cette petite… Intelligente, directe, drôle, sans jamais être culottée, le genre d’enfant dont on aimerait remplir sa classe, « l’élève friandise », comme dit Daniel Pennac. C’est tout à fait ça.

Je pointe un doigt sur ma poitrine :

- Moi, c’est Frédérique. Frédérique Longville.

Le visage d’Alice s’éclaire soudain ; elle ouvre la bouche pour émettre un son qui ne sort pas ; ses yeux riboulent, elle hoche plusieurs fois la tête, déglutit :

- Incroyable ! s’écrie-t-elle enfin.

Je pense qu’elle va avoir du mal à se remettre de sa surprise ; plus que moi, peut-être. Mais elle a raison, c’est incroyable.

- Oh, je ne t’ai… vous ai… Enfin, il faut dire qu’on ne s’est jamais vues. On se tutoie ou on se vouvoie ?..

- Je crois qu’on peut se dire tu ; on est quand même très proches, non ?

Nous partons d’un grand éclat de rire. Victorine nous observe alternativement avec étonnement et circonspection. Elle ne comprend rien évidemment. Presto, lui, s’en fiche. Il se laisse caresser et tout va bien pour lui.

- Proches, oui, répond Alice, mais toi tu me connais nettement mieux que je ne te connais.

Je concède. Nous ne sommes pas tout à fait à égalité. Je pourrais dire que je la connais presque intimement ; pas elle. Loin de là.

Tout en parlant, Alice a déballé son pique-nique.

- Vous, reprend-elle… Toi, je veux dire… Tu es d’ici ?

- Non, j’habite dans la plaine. Il y a tellement de monde en bas que j’avais besoin de solitude. Et Corsavy est un de mes endroits favoris.

- Je m’en doute…

- Hé oui ! Corsavy, Saint-Guillem…

- Forcément, on a les mêmes goûts !

- Naturellement !

Nouvel éclat de rire. Victorine fronce les sourcils :

- Je comprends rien, déclare-t-elle.

- On t’expliquera, répond Alice. Mais, tu es quand même originaire des Pyrénées Orientales ?

- Non, non. Je suis née à Clamart, près de Paris. J’ai commencé à aimer cette région enfant, avant même de la connaître parce que notre mère, qui l’avait découverte en 1940, en parlait tout le temps comme d’un petit paradis. Après, nous y sommes venus en vacances tous les ans, en camping , puis nous avons acheté la maison. A l’aube de l’an 2000, ma sœur et moi, nous avons obtenu ensemble notre mutation. Un coup de chance incroyable ! Et nous avons terminé notre carrière ici, dans les PO. A la retraite, elle s’est mise à peindre et moi à écrire.

- Carrière de quoi ?

- Instit. Enfin, « prof des écoles ».

Victorine sursaute et me dévisage avec des grands yeux ébahis :

- T’es une maîtresse ?

Je lui adresse un sourire rassurant :

- J’étais, je ne le suis plus. Maintenant, j’écris. C’est pour ça que tu es là… Et Alice… Hugo, Camille...Vous ne seriez pas là sans moi !

Je sens que j’ai rajouté une couche à sa perplexité.

- Moi, je comprends pourquoi tu connais si bien les enfants, remarque Alice.

J’esquisse un petit sourire modeste ; oui, c’est vrai qu’ils sont très présents dans mes écrits, comme les animaux ; chiens, chats, chevaux, la nature…

- En tous les cas, reprend Alice, moi, je ne te remercierai jamais assez de m’avoir installée dans ce décor. C’est fabuleux ici. Qu’est-ce que je suis bien ! Et dans mon entourage, je t’assure que personne ne me contredira.

Un peu déçue par la conversation,Victorine a pris son sandwich et est partie explorer la clairière avec Presto ; c’est vrai qu’à son âge, on a mieux à faire qu’à papoter.

- Tu n’aimerais pas venir t’installer ici ? poursuit Alice.

- Oh, ça m’arrive d’y penser. Mais j’aime bien ma maison et l’idée de déménager encore ne me sourit pas vraiment. J’ai fait mon trou ; nous avons un bon réseau d’amis. Je n’ai pas envie de recommencer tout ça.

- Je comprends. Mais on pourra toujours se voir de temps en temps, se rendre des petites visites, échanger des idées pour la construction de notre nouveau monde. C’est ça, notre but, maintenant, n’est-ce pas ?

- Tout à fait.

Elle m’adresse un clin d’œil en mordant dans son sandwich. Je suis curieuse :

- Moi, je serais heureuse de rencontrer Camille, Hugo, et tous les autres… Ils vont bien ?

- Très bien ! Mais, dis-moi, tu as écrit combien de livres ?

- Une dizaine…

- Waouh ! Félicitations !

- Merci.

Elle avale quelques bouchées, le regard perdu sur le paysage, puis :

- Et qu’est-ce qui t’a donné l’idée d’écrire cette histoire ? La mienne, je veux dire…

Je réfléchis pour essayer de résumer brièvement ma démarche initiale :

- Hé bien, j’ai constaté que beaucoup de personnes autour de moi sacrifient leurs aspirations profondes aux conventions sociales ou familiales… Comme toi, au début, tu te souviens ? Tu étais incapable de dire « non » à ta fille qui en profitait pour t’exploiter… Ou comme ton fils, qui se laissait « bouffer » par son travail et par les exigences de sa femme avant de réaliser qu’il ne vivait pas ce qu’il souhaitait vraiment… ou comme ton autre fille, Camille, qui se laissait « utilisée » par ses amis, ses relations. Beaucoup de gens ne savent pas dire « non » parce qu’ils ont peur d’être rejetés.

- Oui, c’est vrai. Tu m’as bien aidée, et Nicolas et Camille aussi. Merci aussi pour tout ça !

- De rien. Tu sais, j’avoue que moi aussi, j’ai encore du mal à dire « non ».

Alice éclate de rire :

- Je te donnerai des conseils !

Victorine revient vers nous en sautillant, flanquée de son fidèle compagnon :

- Nanie, quand est-ce qu’on repart ?

- Bientôt, répond Alice machinalement.

Je pense qu’en réalité, elle n’est pas du tout pressée de lever le camp.

- En tous les cas, j’ai l’impression que tu n’as pas eu trop de mal à trouver le sujet de la suite du premier livre !

J’en conviens.

- Les circonstances s’imposaient ! On a vécu des choses tellement incroyables, le virus, les confinements et tout ce qui a suivi… Je ne pouvais pas passer à côté de ça.

- C’était une très bonne idée, cette suite ; on était tous contents de s’y remettre ! Et moi, je suis partante pour un troisième tome. Tu y songes ?

- De temps en temps. Mais il faut attendre un peu parce que j’ai fait se terminer le second en 2025 ! Je ne peux pas commencer avant.

- Ah, ça va faire long…

- Oui, mais ça me laisse le temps de peaufiner le sujet !

- Tu veux dire, ça « nous » laisse ! On pourra se concerter maintenant qu’on s’est rencontrées.

- Oui, bien sûr ! Et ça nous laissera le temps aussi de voir comment la situation mondiale évolue… La guerre, le Covid…

- On en sera peut-être à la vingt-cinquième vague… Ou plus ?

- Ils auront peut-être trouvé autre chose, va savoir. Il ne sont jamais à court d’idée pour faire peur aux gens afin de les manipuler plus facilement. Mais je pense que nous sommes de plus en plus nombreux à comprendre et à ne plus nous laisser faire. Nous allons sans doute finir par évoluer dans deux univers distincts ; d’un côté, ceux qui ont peur et ceux qui veulent continuer à vivre dans une société artificielle de profit et de plaisir ; de l’autre, ceux qui ont la volonté de créer une autre société, plus équitable et plus respectueuse du vivant. Ce sera peut-être le thème du troisième tome… Partante ?

- Et comment ! Je vais y réfléchir de mon côté.

Alice se redresse et soupire d’aise :

- Tu redescends sur Corsavy, maintenant ?

- Oui.

- On fait le chemin ensemble ?

- Bien sûr ! Comme ça, on pourra continuer à papoter !

- Et Vic sera contente de repartir ; avec elle, il faut que ça bouge !

- C’est normal, à son âge… C’est même rassurant.

Nous rangeons et nous nous mettons en marche aussitôt. Victorine et Presto nous précèdent gaillardement. A l’arrière, nous passons en revue les différents protagonistes de ma « saga »et Alice m’informe du décès de Marc, le mari de Cathy, sa voisine, qui n’a pas résisté à un second infarctus. Et dire que moi, l’auteur, je n’en ai rien su ! Parfois, les personnages vous échappent et n’en font qu’à leur tête ! Ce n’est pas la première fois que je constate ce phénomène : je monte un projet, je dresse un synopsis, je sais à peu près où je vais et soudain… Paf ! Un personnage déraille, en entraîne un autre et je suis obligée de changer de direction et d’inventer un nouveau scénario. Il m’arrive de me féliciter de leurs initiatives, mais si ce n’est pas le cas, je recadre ! Non mais, c’est qui, l’auteur ? Hein ??? On n’est pas là pour écrire n’importe quoi, quand même !

 

Nous voilà de retour à Corsavy. Ma voiture est au parking et Alice continue sa route jusque chez elle, à la périphérie du village. Elle me suggère de venir boire quelque chose mais je décline en dépit de mon envie d’aller voir sur place à quoi ressemble vraiment le « Cortal ». J’ai tout imaginé, mais je pourrais bien être surprise !

Ce sera pour une autre fois. On m’attend à Saint G. et je ne peux plus guère m’attarder ; avec les touristes, le trajet risque d’être un peu plus long qu’à l’accoutumée.

- La prochaine fois, je viens avec ma sœur ! Tu sais, elle te connaît presque aussi bien que moi. Elle lit, relit, re-relit… Elle sera ravie de te rencontrer. Souvent, en blaguant, quand on a envie de venir à Corsavy, on dit : « on va voir Alice ? ».

- Hé ben, tu vois, c’est possible !

- Oui, on a raison de dire que l’on crée sa réalité. Nos pensées sont des énergies susceptibles d’agir sur la matière… De condenser la matière… Mais je n’aurais jamais imaginé en avoir une telle preuve.

- C’est la première fois que tu rencontres tes personnages ?

- Oui, et je peux te dire que c’est drôlement émouvant !

- Du coup, il faudrait prévenir les auteurs pour qu’ils fassent attention à ce qu’ils écrivent !

- Oh là là, oui ! Tous ces livres hyper violents, ces films… Pas étonnant que le monde aille si mal !

- Allez ! Pensons positif ! On l’a compris, c’est important ! On s’embrasse ?

Nous nous étreignons chaleureusement ; Victorine arrive pour me sauter au cou et Presto me couvre de léchouilles baveuses.

- Mais alors, t’es qui ? questionne Victorine qui n’a toujours pas pu assouvir sa curiosité.

J’adresse un clin d’œil à Alice :

- Nanie va t’expliquer, c’est un peu compliqué…

Je les regarde s’éloigner tous les trois, heureuse, comblée, très émue. Ils sont beaux. Je les ai vus, touchés, embrassés ; je leur ai parlé… C’est magique !

Soudain, Alice se retourne :

- Hé, tu pourrais peut-être organiser une grande réunion de tous tes personnages ! Ce serait drôle de se rencontrer tous !

Ça aussi, j’y ai déjà pensé.

- Je vais y réfléchir !!!

 

Bon, en attendant, j’ai du pain sur la planche. J’ai laissé tomber ma Lison en Ariège et je ne sais pas trop comment faire évoluer cette histoire-là. Il va falloir que je me penche sérieusement sur l’élaboration d’un synopsis au lieu d’avancer à l’aveuglette ; ce n’est pas trop sérieux.

Et puis, il va falloir retrouver tous les autres ! Nicolas, Charlotte, Margaux, Thibault, Inès… Élisabeth et Gabriel… Mathilde et Valentine… Hé bien, ça va en faire du monde !

Tout ça nous rapprochera de 2025 et du troisième tome.

 

Pourvu qu’ils ne me réclament pas tous une suite...

 

Frédérique

 

L’histoire d’Alice :

Livre 1https://www.leseditionsdunet.com/livre/moi-aussi-jexiste

Livre 2https://www.leseditionsdunet.com/livre/la-liberte-au-coeur

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