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21 février 2014 5 21 /02 /février /2014 19:43

  

La voiture vient à peine de s’arrêter à sa hauteur que Pierre a déjà franchi la courte distance qui le sépare de la portière, côté passager. Jamais encore il n’avait fait d’autostop ! Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître ! A peine le pouce levé et le voilà prêt à embarquer.

Sûr et certain que le jeune couple qui vient de le charger n’imagine pas que ce vénérable grand-père est un fugueur !

Serrant sur ses genoux sa sacoche en cuir, le voilà qui se répand en explications, que personne ne lui demande, puis aussi soudainement se ferme comme une huitre, concentré sur la prochaine étape de son équipée.

Déposé par chance au centre du village, il se hâte de gagner la consigne de la gare SNCF où l’attend déjà son bagage. Le cœur battant à tout rompre, il se dirige ensuite vers les bornes de compostage.

Finies les répétitions, voici la générale tant attendue.

Mais alors que depuis des jours il ne vit que pour ce moment, à l’instant où le train entre en gare une hébétude totale le saisit. Bousculé par un petit groupe de voyageurs, sa valise lui échappe. Il tente fébrilement de la récupérer quand une poigne ferme l’attrape par le coude. Une petite brunette vient de rattraper sa valise et d’autorité l’entraîne vers le train.

Quelques secondes plus tard, de la fenêtre du TER, il voit enfin s’estomper ce qui fut si longtemps son cadre de vie.

A 80 ans bien sonnés, il a pris le chemin de la liberté.

Que ceux qu’il laisse derrière comprennent ou non son choix n’a plus d’importance, le cauchemar de ces quelques mois écoulés appartient au passé.

 

Veuf depuis une petite année, il avait peiné à refaire surface. Celle qui partageait sa vie depuis tant d’années lui avait fait faux bond en quelques semaines lui ôtant le goût de vivre. Pourtant petit à petit il avait repris du poil de la bête, la solidarité du voisinage y étant pour beaucoup. Chacun s’était ingénié à ne jamais laisser passer une journée sans croiser sa route. Une pâtisserie dont on lui offrait une part, un prêt de livre sur un de ses sujets préférés, quelques fruits ou juste un moment de bavardage, comme ça, pour ne rien dire …

A son insu, il avait repris ses habitudes se laissant même séduire par ce qui auparavant était le domaine de sa femme, l’informatique !

Il bricolait ici ou là pour les voisins qui en retour l’emmenaient faire quatre courses, mais son plus grand plaisir était de jouer la « nounou » pour les chiens du quartier. Il dépannait même pour plusieurs jours les familles qui ne pouvaient ou ne souhaitaient pas voyager avec leur animal.

Le ménage était son point faible et son plus gros défaut de se laisser submerger par les objets. A l’entendre tout était toujours comme neuf et pouvait servir. Allez comprendre pourquoi son aide-ménagère ne partageait pas son point de vue ? Par contre il était l’homme providentiel pour tous les bricoleurs du quartier.

 

Savoyard de naissance, Pierre avait quitté ses chers sommets, en pleine jeunesse, pour l’amour de Marie et cela faisait bien dix ans qu’il n’avait pas remis les pieds à Chamonix. Il avait encore quelques connaissances et depuis sa renaissance, l’envie de les retrouver le tenaillait. Il y avait cependant un gros obstacle à surmonter pour faire de son rêve une réalité, l’ingérence de ses enfants dans sa vie.

Pierre avait de plus en plus souvent la désagréable impression d’être redevenu petit garçon et admettait difficilement de vivre sous leur regard. Jadis fondé de pouvoir, il s’accommodait mal de leur intrusion dans ses affaires. Si encore ils avaient su répondre présent au moment où la solitude lui pesait le plus !

Et puis il y avait eu la visite de sa fille, un jour à l’improviste, une petite phrase lancée, comme cela, mine de rien.

Entrer en maison de retraite !

Et quoi encore ?!

Complètement chamboulé, il avait filé chez ses voisins où il se savait le bienvenu.

Comme d’habitude les Lauzet ne lui avaient pas fait défaut. Pratiques, ils l’avaient écouté puis l’avaient aidé à rechercher et lister ce qui indisposait le plus ses enfants. Un plan d’attaque avait été élaboré.

Cela avait commencé par un grand ménage côté jardin, histoire de soigner le décor, de gagner du temps. Le voisinage d’abord interloqué par cette soudaine activité, avait apporté son concours, participant activement aux rotations sur la déchetterie.

Ensuite pour l’aider à se protéger au mieux et vivre comme il le souhaitait, même fleurant les 85 ans, il en avait le droit, Pierre avait rencontré le notaire de ses voisins venu à leur domicile. Ce premier pas vers la liberté avait failli tourner court lorsque le fils de Pierre avait frappé à la porte des Lauzet inquiet de l’absence de son père. Gentiment sermonné, ils lui avaient rappelé que son père était un grand garçon et histoire de faire diversion les Lauzet inventèrent un bricolage bidon chez des relations communes.

Ce soir là, Pierre se coucha plus détendu, la donation de leur maison faite à leurs enfants du vivant de Marie, n’était pas un obstacle à son désir de liberté. S’il ne pouvait plus en disposer à sa guise, il en conservait la jouissance et l’usufruit. Occuper comme Perette à tirer des plans sur la comète, il se voyait déjà couler des jours tranquilles sans quiconque pour le surveiller, c’était sans doute prématuré !

Quelques semaines s’écoulèrent au cours desquelles Pierre commença à prendre discrètement ses marques. Ayant remarqué qu’à chaque visite sa petite fille faisait un tour sur son ordinateur, il s’était obligé à ne rien laisser traîner qui aurait pu trahir la nature de ses projets.

Dans la maison, en apparence le bazar régnait toujours, pourtant les placards s’étaient en partie vidés de leurs contenus, contenus qui s’entassaient dans une grange voisine.

Il y voyait plus clair, ses rêves prenaient corps.

Utilisant le Net pour prospecter, il avait opéré un premier tri et communiqué ses résultats aux chamoniards, mis dans la confidence. Ceux-ci l’avaient orienté vers une résidence dite « sécurisée » où l’un d’eux logeait déjà.  La liberté avec une solution de repli en cas de pépin.

 

Rassuré, ayant déjà sauté le pas dans sa tête, Pierre tardait cependant à arrêter une date pour son grand départ. Deux coups de semonce le réveillèrent brutalement.

Deux visites.

Une qu’il n’attendait plus, l’autre à laquelle il ne s’attendait pas !

Lorsque sa petite fille débarqua avec une galette le jour de l’Epiphanie Pierre tout ému cru qu’elle avait réalisé comme il s’était senti seul, jusqu’à ce que sans détour elle lui demande ce qu’il avait fait des bijoux de Marie.

Rangés, lui répondit-il !

Est-ce la sécheresse du ton qui la dissuada de persévérer, toujours est-il que la jeune femme, sitôt sa part de galette avalée réintégrait sa petite DS pressée sans doute d’aller relater ses déboires. Pierre fit de même et dans l’heure qui suivit, appelait ses amis savoyards pour connaître les éventuelles disponibilités en matière de location.

Une petite semaine plus tard, pas de déception mais après coup une énorme frayeur qui le fit réagir quasi immédiatement.

Le premier entretien avec le notaire de ses voisins lui avait permis de cerner les dangers qui pouvaient éventuellement fondre sur lui. La jeune femme lui avait relaté par le menu les avatars de clients victimes de mises sous tutelle abusives, souvent à la demande de familles pressées de récupérer des biens qu’elles convoitaient. S’il avait réalisé que sans illusion quant à la nature des sentiments qui agitaient bon nombre de ses clients elle se libérait de ses angoisses en lui dressant un tableau plutôt sombre de l’Humanité, il avait quand même reçu le message qu’elle tentait de lui faire passer.

Il s’était déplacé pour la revoir et avait suivi à la lettre ses conseils. Mandat de protection future, certificats médicaux attestant qu’il était sain de corps et d’esprit, changement de domiciliations bancaires ...

Tout était allé vite, l’étau se desserrait ! C’était du moins ce qu’il croyait jusqu’à ce 13 janvier où deux femmes sonnèrent à sa porte. Assistantes sociales, mandatées par le Conseil Général, elles intervenaient  à la demande de ses enfants inquiets pour leur père afin de procéder à un inventaire de ses besoins !

Interloqué, Pierre répondit néanmoins du tac au tac qu’il n’avait besoin de rien, hormis peut-être de les voir un peu plus souvent et tourna les talons. Elles lui emboitèrent le pas. Cherchant du regard où s’asseoir, le canapé étant encombré par un tas de linge à plier, à dessein, il les laissa se débrouiller, leur tournant ostensiblement le dos. Réalisant qu’elles allaient s’incruster, il leur approcha deux chaises mais pris la peine de terminer ce qu’il était entrain de faire à leur arrivée. Ensuite, leur faisant face, il attendit !

Il écouta en silence un bon moment décidé à leur river le clou à la première occasion. Celle-ci se présenta lorsque l’un des deux femmes lui demanda d’un air doucereux quel jour on était !

Il lui répondit mais continuant sur sa lancée leur demanda s’il n’existait pas d’autres tests plus fiables et moins galvaudés pour savoir si les gens chapeautaient ou pas !

La femme bredouilla une vague réponse et farfouillant dans ses documents embraya sur le chapitre santé. Subitement, Pierre sentit que la mesure était comble. Il allait leur coller la preuve sous le nez qu’il était en pleine forme et elles allaient aller se faire pendre ailleurs. Il avait à portée de main les certificats médicaux établis sur les conseils du notaire, attestant de manière irréfutable qu’il ne perdait pas ses boulons, il pouvait même leur en offrir une copie !

Cinq minutes plus tard, les femmes parties, il filait chez ses voisins pour leur raconter ce qu’il venait de vivre. Il ressortit de chez eux déterminé à filer à l’anglaise le plus vite possible, triste de constater qu’il ne pouvait attendre rien de bon de sa propre famille !

 

Epilogue

Dans le train qui l’emmène à grande vitesse Pierre écoute amusé la brunette lui raconter ses déboires amoureux, ses projets. Une diversion bienvenue car s’il sait pouvoir compter sur les « chamoniards », le constat est quand même amer.

Le ronron du train, la chaleur du wagon l’ont quelque peu engourdi, il se sent flotté puis aussi soudainement que la peine lui a noué le cœur, un soudain bien-être l’envahit … Marie ! Elle est là, il la voit. Sa tignasse brune, l’œil qui rit, pleine d’entrain comme jadis.

Avec la petite brune, la vie lui a rendu Marie.

Un joli clin d’œil pour lui montrer que rien ne finit, il suffit juste d’y croire.

Do

 

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