Un petit matin d’été, à l’ouverture du marché…
Mme Grossein
Bonjour, madame Poteau, on dirait qu’il va encore faire chaud, hein ?
Mme Poteau
Ah, bonjour, madame Grossein ! Oui ! Mais heureusement, ça ne va pas durer ; ils ont dit qu’il allait pleuvoir…
Mme Grossein
Hé bien, ça ne fera pas de mal ! C’est trop brutal, cette chaleur ; on n’a pas eu le temps de s’habituer. De toute façon, il nous faut de la pluie ; à la télé, hier, ils expliquaient que malgré le printemps pluvieux, les nappes phréatiques étaient à leur niveau le plus bas depuis des années !
Mme Poteau
Oui, j’ai entendu ça, moi aussi. Et c’est pas le petit orage d’il ya trois jours qui a dû changer quelque chose…
Mme Grossein
Pensez donc, quatre gouttes ! Ce n’est pas assez ! Enfin, ceci dit, comme maintenant, dès qu’il pleut ça fait des catastrophes, ce n’est peut-être pas plus mal !
Mme Poteau
C’est sûr. J’espère en tout cas qu’il ne fera pas aussi chaud qu’hier. On est passé de l’hiver à l’été sans transition… Ah ça, on voit bien que tout est détraqué ! C’est pas étonnant, avec tout ce qu’on envoie dans l’atmosphère ! L’autre jour, ils ont montré des photos de l’espace tout autour de la Terre… Affolant ! Tout ça, ça va bien nous retomber dessus un de ces quatre ! Et en attendant, ça modifie le climat, évidemment. Ah, c’est pas réjouissant, tout ça !
Mme Grossein
En tous les cas, moi, ça y est : je me suis fait installer la climatisation. Et quand il fait trop chaud, je ne sors plus de chez moi ! C’est pour ça que je viens de bonne heure au marché, voyez-vous ?
Mme Poteau
Oui, dites-donc, c’est vrai que vous êtes bien matinale aujourd’hui !
Mme Grossein
Il faut dire qu’en plus, j’ai rendez-vous au médecin dans une demi-heure !
Mme Poteau
Ah bon ? Des problèmes de santé ?
Mme Grossein
Oh, pas vraiment… Mais vous savez, à nos âges, il y a forcément toujours un petit quelque chose qui ne va pas ! Une petite visite tous les mois, ça ne peut pas faire de mal pour conserver la santé !
Mme Poteau
Ah ça, et la santé, c’est notre bien le plus précieux… Tiens, au fait, vous êtes au courant pour madame Bourrel ?
Mme Grossein
Non, qu’est-ce qu’elle a fait ?
Mme Poteau
Elle n’a rien fait, la malheureuse, c’est son mari ! A ce qu’il parait, il aurait la maladie d’Almezer…
Mme Grossein
Ah, c’est terrible… Elle ne va pas pouvoir le garder chez elle longtemps. IL a quel âge ?
Mme Poteau
Je dirais plus de quatre vingt cinq ans…
Mme Grossein
J’espère qu’elle a les moyens de payer une maison de retraite ; elle va être obligée d’y penser.
Madame Poteau (baissant la voix)
Elle n’est pas à plaindre, vous savez… Elle a plusieurs maisons, des terres… C’est une famille qui a du bien. Enfin, pour l’instant, elle n’en est pas là.
Mme Grossein
Bon. Notez qu’il y a des aides, aujourd’hui pour ceux qui ne peuvent pas payer. C’est comme dans la vie active ! Ceux qui n’ont rien sont presque mieux lotis que les autres ! Ah, ah, ah !!!
Mme Poteau
Et puis ils ont peut-être anticipé ? Parce qu’il ya des assurances maintenant !
Mme Grossein
Pour… Almezer ?
Mme Poteau
Non, pour prévenir la dépendance… Moi, je dis qu’il faut y penser quand on est valide et encore jeune. Un accident est vite arrivé. On peut tomber, se faire renverser… Le fauteuil-roulant, ce n’est pas que pour les autres, hélas !
Mme Grossein
Hé oui ! Mais il n’y a pas que ça ! J’ai lu, dans le journal de ma mutuelle qu’on pouvait prendre une assurance pour le cancer !
Mme Poteau
Bien sûr ! Ma mutuelle, à moi propose un « pack » intéressant : cancer, maladie cardiaques, diabète, et puis je ne sais plus quoi d’autre encore. C’est très complet. Je me demande si je ne vais pas le prendre.
Mme Grossein
C’est vrai qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver.
Mme Poteau
Absolument ! Mieux vaut être bien assuré. C’est comme le vol ; ça vous tombe dessus sans prévenir. Avec toute la racaille qui rôde, tous ces oisifs, ces assistés…
Mme Grossein
C’est vrai que ça fait peur. Il y a eu trois cambriolages dans ma rue en huit jours ! Je viens de prendre rendez-vous pour faire poser une alarme.
Mme Poteau
Une alarme, c’est bien joli, mais s’ils rentrent quand vous êtes dedans ? Vous avez vu, ces retraités qui se font agresser, séquestrer, « saucissonner », comme ils disent ? C’est presque tous les jours dans le journal ! Mon voisin a une carabine, mais moi je ne saurais pas me servir de cet engin-là. Je n’ai plus rien chez moi, j’ai pris un coffre à la banque. Mais ils ne sont pas censés le savoir ! Alors dès qu’il fait nuit, je me boucle chez moi… Et ça ne m’empêche pas d’avoir peur !
Mme Grossein
C’est pour ça que je suis bien contente d’avoir mon chien. Au moins, ça prévient.
Mme Poteau (se penchant pour caresser le petit chien de Mme Grossein)
Oui, et puis c’est une compagnie. C’est un garçon ou une fille ?
Mme Grossein
Une fille. J’ai toujours eu des chiens. Croyez-moi, ça vaut souvent mieux que bien des humains ! Il ne leur manque vraiment que la parole…
Mme Poteau
Je vous crois ! Mais j’en reviens au vol… Ma cousine, qui habite la ville voisine, a été cambriolée l’année dernière. Hé bien son chien ne lui a servi à rien, figurez-vous : ils ont envoyé des gaz pour endormir tout le monde et après, ils ont fait leurs petites affaires tranquillement. Ni vu ni connu.
Mme Grossein, opinant du chef
Il faut dire qu’il y a tellement de gens qui n’ont rien à faire… Tout ça, ça tourne en rond, ça rôde, ça cherche de l’argent facile … C’est terrible, on n’est plus en sécurité nulle-part !
Mme Poteau
En tous les cas, on ne peut pas dire que le changement de gouvernement ait amélioré les choses ! Au début, on se disait qu’il fallait leur laisser le temps, mais ça fait deux ans, maintenant… Et rien ne change. Toujours autant de parasites, de pique-assiettes… Et ce sont toujours les mêmes qui se font plumer !
Mme Grossein
Hé oui, on peut dire que gauche ou droite, tout ça c’est du pareil au même !
Mme Poteau
En tous les cas, on sait pour qui voter, maintenant.
Mme Grossein
Ha bon ? Vous savez, vous ?
Mme Poteau
Oui, bien sûr ! Pour ceux qu’on n’a jamais essayés. Ils ont des solutions, eux, et à mon avis, ils n’hésiteront pas à les appliquer.
Madame Grossein (chuchotant avec prudence)
Vous voulez dire le « FN » ?... Je ne sais pas… Moi, ça me fait un peu peur, quand-même…
Mme Poteau
Mais non, ça n’a plus rien à voir avec le passé, les nazis, tout ça… Ils ont changé ! C’est un parti comme les autres, maintenant ! Ecoutez la Marine, la prochaine fois ; vous verrez, ce qu’elle dit est très censé !
Mme Grossein, dubitative…
Quand-même…
Mme Poteau
La France a besoin d’un grand ménage ! Et eux, ils le feront. Il y a trop d’étrangers chez nous. Un point c’est tout.
Mme Grossein
Vous avez peut-être raison…
Mme Poteau
C’est certain ! Et ça me fait penser… Vous êtes allée à la réunion de la mairie au sujet des logements sociaux ?
Mme Grossein
Non, je n’ai pas eu le temps. Alors ? Qu’est-ce qui s’est dit ?
Mme Poteau
Mais c’est qu’ils ont l’air d’y tenir ! Vous vous rendez-compte ? Ça va nous amener des gitans et des arabes tout ça ! Les gens n’étaient pas contents. Je crois qu’il y a une pétition qui circule, d’ailleurs. Je vais me renseigner ; j’aimerais bien la signer.
Mme Grossein
Vous me tiendrez au courant ? Je signerai aussi. Et ça se ferait où, exactement ?
Mme Poteau
Dans le secteur est du village ; derrière la scierie. Vous voyez, cette grande friche ? C’était des vignes, avant…
Mme Grossein, effrayée
Ah ! Mais c’est juste derrière chez moi, ça ! Mais pourquoi ils ne font pas ça de l’autre côté ? En allant vers la zone commerciale ? Ce serait bien plus logique !
Mme Poteau
Impossible, il parait que c’est inondable.
Mme Grossein, haussant les épaules
Oh, ben écoutez, hein…
Mme poteau, se penchant vers Mme Grossein en lui tapotant le bras avec connivence
C’est exactement ce que je pense…
Un blanc dans la conversation… Madame Grossein et madame Poteau se promènent dans les étals en adressant des petits saluts à leurs connaissances…
Mme Grossein
Ah, au fait… Vous avez vu madame Courtecuisse ces temps-ci ?
Mme Poteau
Non, elle est partie garder ses petits-enfants à Marseille… Sa fille s’est fait plaquer par son mari. Trois enfants, vous vous rendez-compte ?
Mme Grossein
De nos jours, plus personne ne sait assumer ses responsabilités. Divorcer est devenu trop facile ! A notre époque, l’engagement du mariage, c’était sacré ! On savait composer avec les difficultés !
Mme Poteau
Remarquez, madame Courtecuisse, ça ne doit pas la changer beaucoup. Sa fille a toujours eu recours à elle comme garde d’enfant. C’est pas facile pour les jeunes aujourd’hui. Travailler et avoir des enfants en même temps… Ça revient cher de les faire garder !
Mme Grossein
Hé oui, la vie change. De notre temps, on restait à la maison et on s’occupait des enfants. Mais maintenant, les femmes veulent travailler… Que voulez-vous ? On ne peut pas tout avoir !
Mme Poteau, un ton plus bas
En plus, cette pauvre femme… Madame Courtecuisse… Hé bien, il parait que son fils s’est mis en ménage… avec un homme.
Mme Grossein
Hé ben dites-donc ! Et quand je pense qu’ils ont fait passer leur loi et qu’ils vont pouvoir se marier ! C’est un scandale, non ?
Mme Poteau
Et le pire, c’est qu’ils vont pouvoir adopter des enfants !
Mme Grossein
Pfff ! Mais pas besoin d’adopter ! Ils vont se faire faire des gosses par des mères porteuses ! Avec un peu d’argent, tout est facile ! Et quand je pense qu’il y a des femmes qui louent leur ventre pour… Oh ! Le monde devient fou !
Encore quelques pas… Une femme passe… Elles se saluent avec de grands sourires… La femme s’éloigne et elles la suivent des yeux un moment.
Mme Poteau, se penchant à l’oreille de Mme Grossein
Cette pauvre « Chinetoque »… Elle ne se voit pas vieillir ! A-t-on idée de s’habiller comme ça à son âge ?
Mme Grossein, secoue la tête d’un air désapprobateur
J’ai entendu dire qu’elle fricotait avec le patron du restaurant « Le carrefour »…
Mme Poteau
Non ! Oh !... Notez que j’aime mieux pour elle que pour moi ! Il n’a rien de bien ragoûtant !!!
Elles étouffent quelques éclats de rire, avant de reprendre leur déambulation au milieu des étals.
Mme Poteau
C’est pas donné tout ça, vous ne trouvez pas ?
Mme Grossein
C’est le moins qu’on puisse dire ! Et ce n’est pas la qualité d’antan. L’autre jour, j’ai acheté des pêches ; j’aurais pus assommer un cheval avec !... De temps en temps, j’achète quelques produits là bas… Elle fait du bio.
Mme Poteau, l’air dubitatif
Oh non, pas moi. Du bio, du bio… Qu’est-ce qui nous prouve que ça l’est vraiment ? Et ils en profitent pour nous le vendre plus cher. Non, non, pas de bio pour moi. C’est du snobisme, tout ça.
Mme Grossein
Elle a de bons produits, quand-même…
Mme Poteau, le front têtu
Oui, ben, moi, j’attendrai qu’elle fasse des prix abordables. Je ne vois le marchand de tissu… Je voulais en acheter pour me faire une « cantinière » pour mes rideaux…
Mme Grossein, consultant brusquement sa montre :
Ah oui… Non, il n’est pas venu, ce matin. Oh mais dites-donc, je vais rater mon rendez-vous, moi ! Je vous laisse, le temps d’y aller…
Mme Poteau
Ne courrez pas ! Avec nos trottoirs tout défoncés, vous auriez vite fait de tomber… Allez, bonne journée, Mme Grossein !
Mme Grossein
Bonne journée aussi à vous !... Ah ! Vivement qu’elle arrive, cette pluie !
***
* Pour ceux qui l’ignore encore (on ne sait jamais) : RLP = Radio Langue de Pute
Mme Poteau et Mme Grossein ont existé… Mme Courtecuisse et La « Chinetoque » aussi. Je ne sais pas si elles auraient tenu ce discours, je ne sais pas ce qu’elles pensaient de la vie, de la gauche, de la droite, des émigrés… et je leur demande pardon, même si elles ne sont plus de ce monde pour les propos que je leur ai fait tenir. Je ne sais qu’une chose : leurs noms ont enchanté mon enfance. Ils me sont revenus comme une évidence pour ce petit dialogue imaginé à partir de bribes entendues à gauche et à droite, sur le marché ou ailleurs… Et vive la France !
Frédo